• 1972: ouvertures

     

    Un an déjà que je suis arrivé ! Comme le temps est passé, combien de découvertes ! C’est qu’il est facile au Liban de s’ouvrir et de connaître du nouveau. Les Libanais ont toujours le désir de créer la famille. Quand on rencontre quelqu’un qu’on ne connaît pas à première vue, on ne lui demande pas comment il s’appelle, on lui demande de quelle maison il est (« beit min ? ») c’est à dire à quel clan il appartient et, connaissant le nom de son clan, de sa grande famille, on devine déjà de quel village il doit être originaire. On continue alors à se poser des questions jusqu’à ce qu’on découvre sinon une parenté lointaine (toujours possible), au moins des amitiés ou des connaissances communes. « Tu es de tel village, alors tu dois connaître un tel ? » « Mais bien sûr, c’est le collègue de mon frère au travail ! » Alors c’est comme si on se sentait rassuré tout à coup et la conversation peut continuer longtemps...  « Quand tu passes dans mon quartier, arrête-toi au moins pour boire un café... » Nouvelle ouverture, d’autant plus qu’en libanais il n’y a pas de « vous », on tutoie tout le monde, il y a bien la formule de politesse (« hadertak ») qui signifie plus ou moins « votre Seigneurie », mais on préfère en général s’en passer.

    Le mois de janvier, au Liban comme partout dans le monde, c’est aussi le mois de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens. Une occasion en or pour nous qui avons l’unité pour idéal. Avec d’autres communautés et mouvements nous organisons une rencontre de jeunes. Nos amis du MJO (Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe) sont en première ligne. On me demande d’être un des animateurs d’un groupe d’échange avec une dizaine de jeunes. Partage sympathique. Je suis frappé dans ce groupe par un jeune aux cheveux longs (c’était la mode de l’époque), genre presque hippie, artiste probablement : de fait il est venu avec sa guitare et me raconte sa passion pour le théâtre. Je lui parle de notre orchestre du Gen Rosso en Italie. La connaissance est faite, il s’appelle Pierre, il a juste 20 ans, on se retrouvera sûrement un jour ou l’autre.

    En attendant, cette année-là et les années suivantes, l’amitié avec le MJO va beaucoup grandir. Plusieurs fois par an nous sommes invités à leurs rencontres, une fois en particulier dans le centre universitaire et le monastère Notre-Dame de Balamand qui deviendra célèbre au plan œcuménique mondial lorsque s’y déroulera une des étapes importantes du dialogue entre l’Eglise Catholique et l’Eglise Orthodoxe. C’est beau pour nous de découvrir l’aspect fascinant de la liturgie orthodoxe qui semble nous conduire au delà du temps, plus proche de l’éternité par ses rythmes qui t’entrainent comme dans un autre monde où tout est purifié. Ce MJO est né curieusement lui aussi durant la dernière guerre mondiale, en 1942, un an avant le Mouvement des Focolari, comme désir de renouvellement ecclésial du Patriarcat Grec-Orthodoxe d’Antioche (établi principalement au Liban et en Syrie, avec une diaspora active dans le monde entier). Parmi ses fondateurs nous avons la chance de connaître Mgr Georges Khodr, évêque du Mont Liban qui avait déjà participé à la Mariapoli de 1970 à Champville et le Père Elias Morcos, supérieur des moines de Deir el Harf dans le Metn. Le Père Elias, un homme de Dieu d’une grande profondeur et d’une grande charité, accompagnera même un groupe des nôtres à une rencontre œcuménique au Centre Mariapoli de Rocca di Papa, Centre mondial du Mouvement. Il restera jusqu’à la fin de ses jours un grand ami de Chiara, de Foco et de tout le Mouvement.

    Avec plusieurs jeunes du MJO était née une belle amitié, sans confusion, dans le plein respect chacun de la fidélité à sa propre Eglise (pas d’intercommunion par exemple, mais une pleine communion spirituelle et de fraternité concrète). A un certain moment, le MJO nous avait proposé de choisir un représentant pour participer régulièrement aux réunions d’un de leurs groupes d’universitaires. Guido avait pensé à moi. Et me voilà pour deux ou trois ans, officiellement invité à me joindre à eux. Et de connaissance en connaissance était déjà né le premier noyau de ces amis orthodoxes qui nous ont beaucoup aidés à connaître leur Eglise. De cette époque, je ne peux pas oublier non plus les visites ou les retraites au couvent de Deir el Harf, une fois avec le fameux théologien orthodoxe français le Père Lev Gillet, avec son regard malicieux qui faisait penser au Patriarche Athénagoras.

    Et l’Eglise Catholique dans tout cela ? Ce n’est pas si simple, puisqu’il y a au Moyen Orient sept rites catholiques différents : le rite latin et six rites orientaux : maronite, grec-catholique, syrien-catholique, arménien-catholique, copte-catholique et chaldéen. Au Liban les Latins sont évidemment une petite minorité, représentée surtout par toutes les communautés religieuses latines qui tiennent écoles, hôpitaux, orphelinats, une université (la fameuse Université Saint Joseph des Pères Jésuites) et autres œuvres sociales. Comme Guido était prêtre (et donc officiellement prêtre latin) cela nous a aidés à avoir beaucoup de beaux contacts au départ avec l’Eglise Latine et son évêque Mgr Smith ou le Nonce apostolique Mgr Bruniera dont l’accent italien terrible faisait souffrir Guido (il disait : c’est la même sauce pour dire : c’est la même chose). En semaine, lorsque Guido était là, il nous disait la messe à la maison : toujours un moment de Dieu ; Chiara elle-même aimait beaucoup la manière à la fois simple, recueillie et profonde avec laquelle Guido célébrait la messe. Le dimanche nous allions en général dans une église latine proche, en particulier à Notre-Dame des Anges, à Badaro. Mais peu à peu, surtout pendant les longues absences de Guido, qui devait suivre aussi tout le reste du Moyen Orient,  nous avons commencé à participer à des messes maronites ou grecques-catholiques. Et là ce fut une nouvelle belle découverte, même si, au début, tout se déroulant pratiquement en arabe, nous ne comprenions pas encore grand chose.

    Cette année 1972 j’ai dû justement apprendre beaucoup de choses nouvelles. L’arabe d’abord, ou plutôt le dialecte libanais (plus tard je me serais lancé aussi dans l’arabe classique, celui qui se lit et s’écrit mais qui ne se parle pas) avec des leçons particulières et l’exercice de la pratique courante pour aller faire les achats ou prendre un taxi. Et ce n’est pas évident au début, non pas tellement parce qu’on ne comprend presque rien, mais parce que l’oreille n’est même pas capable de distinguer ces sonorités si différentes de nos langues européennes. J’ai quand même eu la chance de m’en sortir assez bien, d’autant plus que grâce à mes nombreuses vacances scolaires j’avais plus de périodes libres que mes compagnons de Focolare et Guido m’envoyait souvent à droite et à gauche et il fallait bien se débrouiller. A Beyrouth les gens parlaient souvent le français (à vrai dire plus correctement qu’en France même), mais une fois sorti de Beyrouth c’était tout de même le libanais ou l’arabe qui primait. On peut imaginer les aventures que j’ai vécues ou les gaffes que j’ai faites, comme cette fois-là où je voulais raconter un accident que j’avais vu et où j’ai parlé de la « croix de l’âne » au lieu de dire « la croix rouge » : en libanais il n’y a pas une grande différence et je ne comprenais pas pourquoi tout le monde éclatait de rire alors qu’il s’agissait d’un accident plutôt dramatique.

    Puis je me suis lancé à apprendre à jouer de la guitare. Jamais je n’aurais eu une idée pareille, d’autant plus qu’en famille j’étais le moins doué pour la musique. Mais un jour Rino, voyant que nous avions de plus en plus de beaux contacts avec des jeunes me dit : «Il faut qu’on fasse quelque chose, tu ne pourrais pas apprendre à jouer de la guitare ? » Sur ta parole...il fallait bien se jeter à l’eau. Quelqu’un connaissait une religieuse qui donnait des leçons de guitare. Je m’y suis mis et, à la Journée-Rencontre au printemps, nous avions déjà notre petite chorale avec Rino, Joseph, Rosette et Josyane, capable de chanter presque juste deux ou trois chants en français et même deux en arabe.

    Enfin il restait encore à apprendre à conduire, c’était bien nécessaire pour se déplacer dans tout le Liban, même si les moyens de transports en commun sont assez bien organisés. Là encore nouvelle aventure, car le moniteur ne savait pas un mot de français et mon arabe était encore à ses débuts. Après quelques gaffes (une fois j’avais compris qu’il me disait d’appuyer sur l’accélérateur alors qu’il voulait exactement le contraire et nous avions tamponné une autre voiture devant nous), j’ai pu passer avec succès mon examen de conduite et j’étais désormais prêt à me lancer dans tout le Liban. J’ai bien raté au début l’entrée de notre immeuble et je suis rentré dans une colonne au lieu de rentrer au garage, en mettant Rino un peu en colère, mais ensuite cela s’est à peu près bien passé. Je me suis ensuite très vite adapté à la conduite libanaise que les européens trouvent chaotique mais qui me semble à moi beaucoup plus sympathique : on conduit en tenant compte des voitures qu’on rencontre, beaucoup plus que du code de la route ; c’est vrai que cela peut faire parfois de la confusion, mais finalement il n’y a pas tellement d’accidents graves et on regarde les personnes beaucoup plus que les panneaux de signalisation : la loi pour l’homme ou l’homme pour la loi ? Cela pourrait se discuter !

    Entre temps notre famille grandissait. Nous passions beaucoup de temps en visites. Chez Maurice et Michel, nous avons appris à jouer au tric-trac, cette sorte de jeu de jacquet qui est un peu le jeu national de tous les pays du Moyen Orient avec plusieurs règles possibles. On joue au tric-trac chez soi à la maison, mais aussi dans les cafés, même sur le trottoir devant une boutique en attendant des clients ou un travail : il y a souvent les deux joueurs bien concentrés sur leur sujet et un attroupement d’amis et de voisins qui commentent, donnent des conseils, applaudissent. C’est une véritable passion !

    Maurice nous avait fait connaître sa famille : outre Rosette et sa soeur Arlette, il y avait Yvette sa femme qui avait toujours des histoires et des souvenirs intéressants à raconter et puis la maman et le papa d’Yvette, l’Emir Abillamah, personnalité hors du commun, devenu pour nous comme un bon grand père. Chez Janine nous avions fait la connaissance de Fouad et de sa femme avec leurs deux enfants sourds, Gladys et Kamal : Gladys compensait son problème auditif par un talent exceptionnel pour la peinture. Janine nous avait aussi fait connaître Mgr Grégoire Haddad, l’archevêque grec-catholique de Beyrouth, tellement sensible aux problèmes de justice sociale. Farouk, le collègue de travail de Pierre et de Rino, nous emmenait parfois avec sa femme Marie faire des pique-niques au bord d’un torrent dans la montagne. Chaque semaine, il se passait quelque chose, aucune rencontre n’était banale.

    Puis il y avait Saïda et Zahlé. Près de Saïda, dans un orphelinat tenu par des Pères Salvatoriens (congrégation locale grecque-catholique) nous allions voir les Pères Georges et Sélim, déjà enthousiastes de leur participation aux premières Mariapoli, avec qui était née une amitié spirituelle qui continuera même lorsque tous deux deviendront évêques. Chez eux nous avons bien connu Sr Maryam, une sœur belge qui à son tour nous a fait connaître Georgette, une de ces âmes pures comme on en rencontre encore là où la société de consommation n’a pas encore fait trop de dégâts. 

    Et puis Zahlé, qui allait devenir pour plusieurs années « ma ville », celle dont Guido m’avait demandé spécialement de m’occuper. Il y avait dans cette petite ville de la Bekaa deux familles chez qui nous allions souvent passer le week-end : la famille de ce couple rencontré à Paris, dont nous avons déjà parlé, et celle de Georges, homme à tout faire de l’Hôpital Tell Chiha, que des soeurs comboniennes italiennes connues déjà par Aletta, nous avaient fait connaître. Georges était d’un dévouement exceptionnel. Avec sa femme Margot, il avait eu cinq enfants avec lesquels je m’exerçais à parler arabe. Et ensemble nous allions faire nos rencontres de la Parole de vie dans la paroisse St Elie, dont le curé, le Père Georges Scandar allait devenir lui aussi un grand ami. Et puis nous avons connu Thérèse qui allait devenir avec Jacqueline l’âme de cette communauté, le docteur Jean, frère de Jacqueline et ses enfants, Gilbert, futur délégué de tous les volontaires du Liban, Roger et Simone.

    Moi qui suis de caractère plutôt timide, j’étais étonné de voir comme c’était facile au Liban de se trouver très vite en famille avec tellement de personnes différentes. Il faut dire qu’à Zahlé en particulier l’hospitalité est particulièrement exquise. J’y ai appris à goûter encore plus la cuisine libanaise, avec toutes ses nuances. Mais il fallait faire attention à ne pas vider trop vite son assiette, car on te la remplissait tout de suite. Une fois, pour un malentendu, nous avons dû « assumer » deux dîners de suite pour ne fâcher personne, et pas n’importe quels dîners : ce jour-là, j’ai découvert que je devais avoir probablement un estomac caché de réserve, car j’ai réussi à tout finir. Ce qui était quand même un peu trop, c’était les tasses de café : une dizaine en un dimanche, c’était ma faute, je n’avais pas encore appris à dire non sans froisser, et le lundi l’estomac était un peu lourd, mais tout cela était bien peu de chose à côté de la joie partagée avec tous ces nouveaux amis.

    L’Evangile nous dit à un certain moment que Jésus, lorsqu’il pénètre dans une famille, divise parfois cette famille en deux, parents contre enfants ou frères contre sœurs... C’est exactement ce qui s’est passé avec la famille de Joseph, je n’avais jamais vu une chose pareille. Au départ Sr Agathe, qui nous avait connus en Italie, avait seulement conseillé à son frère Philippe, un homme exceptionnel, à la fois plein de sagesse et d’humilité, d’envoyer ses enfants chez les Focolari, cela leur ferait du bien. Au début cela s ‘est bien passé avec Joseph, puis Bechara et May. Tous les trois très enthousiastes, un peu trop peut-être lorsque Joseph a parlé à la maison de mettre ses biens en commun avec d’autres jeunes, où lorsque s’est profilée à l’horizon l’idée de se consacrer à Dieu dans ce mouvement : Joseph allait bien devenir le premier focolarino libanais. Là c’en était trop : comment lui qui commençait ses études de médecine, risquait de gâcher sa future brillante carrière pour ce groupe d’étrangers plus ou moins illuminés ? Alors le grand frère s’en est mêlé, il a mis dans son camp ses deux beaux-frères, les maris des sœurs de Joseph, et ils nous ont fait ouvertement la guerre. Heureusement que les parents sont restés neutres, Philippe venait même souvent à nos rencontres, et ils nous ont toujours bien accueillis à la maison. Et puis plus tard on a fini par se comprendre et une sincère amitié est née avec le reste de la famille, qui dure jusqu’à aujourd’hui.

    Tout cela pour dire que les difficultés ne manquent jamais en chemin. Une autre difficulté, une grande épreuve même pour moi, en ces premiers pas au Liban, a été l’enseignement ; ce n’était pas une petite difficulté puisqu’au Focolare nous vivons de notre travail et je passais donc une grande partie de la journée au collège avec mes élèves. Il faut dire que je venais à peine de finir mes études et je n’avais aucune expérience de l’enseignement. En plus de cela la mentalité change beaucoup entre la France et le Liban et, en particulier, la relation élèves-enseignants est complètement différente. Ajoutez à cela que j’arrivais de deux ans de paradis à Loppiano où l’on passe sa journée à sourire à tout le monde, puisqu’on voit en chacun un Jésus à aimer et je m’imaginais sans doute naïvement que le monde entier allait être comme à Loppiano. Le résultat c’est qu’avec ma classe de sixième cela se passait assez bien (il y avait d’ailleurs encore un très beau climat à l’époque entre élèves chrétiens et musulmans), mais j’avais une classe de 45 élèves de quatrième (adolescents de 12 à 14 ans) qu’il m’a bientôt été impossible de contenir et malgré les interventions de mon directeur c’était souvent la foire en classe. Que faire ? J’avais presque honte d’en parler à la maison. Je me souviens que parfois je me réfugiais à la chapelle du collège pour prier. Je me redonnais courage en pensant à ce qui m’attendait au Focolare : par exemple Joseph qui venait faire un moment de méditation avec moi et je ne pouvais pas me permettre de lui montrer un visage attristé. Mais, à la fin de l’année, le directeur du collège m’a remercié : je n’étais pas le seul d’ailleurs puisque cette année-là il y a avait d’autres problèmes au collège et plusieurs autres professeurs ont été priés de chercher du travail ailleurs.

    A ce moment-là tout semblait s’écrouler pour moi. Si je ne suis même pas capable d’enseigner ou de garder mon travail comment rester au Liban, comment rester au Focolare même ? Toutes les idées les plus bizarres te passent par la tête. En tous cas il fallait à tout prix trouver une autre école, au moins pour finir mes deux ans de coopération. Heureusement j’ai pu trouver un poste vacant dans un petit collège arménien tenu par les Pères Jésuites. Et là j’ai d’abord tout fait pour ne pas perdre mon travail. Il faut se faire un avec les personnes, comme Chiara nous l’enseigne, mais cela veut dire aussi se faire un avec la mentalité du milieu dans lequel on vit et on travaille. Et j’ai vu  que les enseignants étaient très durs avec les élèves, ils avaient un rapport bien plus physique qu’en France, ils frappaient souvent. Alors, à contre cœur, comme si c’était un acte contre nature au départ, je me suis mis moi aussi à frapper. J’avais l’impression de trahir mon idéal, mais au moins je me suis fait respecter. A la fin de l’année, même si la période de coopération était terminée, le directeur, le Père Kechichian, m’a gardé. Nous sommes même devenus de grands amis jusqu’à sa mort. Et surtout, peu à peu, en deux ou trois ans, j’ai réussi à inventer mon style à moi, où j’étais à la fois exigeant avec les élèves, mais comme un grand frère, et le climat était de plus en plus beau chaque année au collège. Lorsque j’ai dû partir c’était seulement, huit ans plus tard, parce que je devais quitter le Liban. L’épreuve avait été dure, mais bénéfique. Quelques échecs ou de petites leçons d’humilité font toujours du bien.

    Entre temps nos activités continuaient à se développer : 400 personnes ont participé à notre Journée-Rencontre au printemps. Il me semble que c’était au Collège des Sœurs des Saints-Cœurs à Sioufi, tout près de chez nous. Il faut dire que beaucoup de ces religieuses, encouragées par Mère Marie-Henriette, venaient nous visiter, nous invitaient et participaient à nos réunions. Alain, qui enseignait dans deux de leurs collèges, était aussi très apprécié et nous avait ouvert encore d’autres portes : intéressant en particulier son travail à Ain Zhalta, près des cèdres du Barouk, où vivent ensemble chrétiens et druzes : c’était nos premiers contacts avec ce milieu, proche des musulmans, mais assez différent en même temps, où notre idéal allait aussi pénétrer quelques années plus tard.

    Le 7 juillet j’apprends tôt le matin à la radio la mort du Patriarche Athénagoras. Guido est encore en train de dormir. Que faire ? Il faut dire que Guido avait quelques problèmes de santé, il était tellement généreux qu’il ne s’épargnait jamais dans le courant de la journée, il travaillait jusqu’à très tard le soir dans sa chambre, mais le matin il n’arrivait plus à se lever. Je le réveille quand même et il me remercie beaucoup. Il contacte notre Centre à Rome et quelques jours plus tard il se retrouve avec Chiara et une délégation du Mouvement à Istanbul pour les funérailles de cette personnalité extraordinaire qui aura marqué l’histoire de l’Eglise universelle. C’est d’ailleurs à ce moment-là que les évêques orthodoxes du Patriarcat de Constantinople, qui connaissaient bien notre amitié spéciale avec le Patriarche, nous ont conseillé de quitter Istanbul, au moins pour un certain temps. Ils savaient bien que le gouvernement turc, alors très hostile aux chrétiens, allait profiter de la disparition d’Athénagoras pour rendre de plus en plus impossible toute activité chrétienne. Ce fut une occasion providentielle, puisque Chiara invita alors Aletta et ses compagnes à quitter provisoirement Istanbul pour s’établir à Beyrouth. Bien triste pour Istanbul, qui allait tout de même retrouver son Focolare six ans plus tard, mais grande joie à Beyrouth où la présence des focolarines seulement une ou deux semaines par an ne suffisait évidemment plus pour suivre cette grande famille qui n’arrêtait pas de grandir.

    Et puis, fin juillet, arrive le moment de la Mariapoli. C’est un peu particulier pour moi de me retrouver dans le collège qui vient de « me mettre à la porte », mais la relation est tout de même bonne avec les Frères. Dans la vie il faut savoir aller au delà des problèmes personnels et avoir toujours une vision d’ensemble. En tous cas cette Mariapoli commence pour moi par un clin d’œil du Bon Dieu. Vous vous souvenez de ce jeune artiste avec sa guitare, lors de la semaine de prière pour l’unité, auquel j’avais parlé du Gen Rosso ? Eh bien, cette fois-ci, c’est moi qui ai en mains une guitare, à l’entrée de la Mariapoli quand je vois Pierre tout à coup arriver. On se reconnaît tout de suite et on se salue chaleureusement. Il est étonné de me voir avec une guitare : eh oui, j’ai commencé à apprendre moi aussi. Mais ce qui est drôle c’est que personne ne l’a invité, je n’avais même pas son adresse. Mais lui a entendu parler d’un camp avec des jeunes et il est venu voir. Il restera toute la Mariapoli et même, si l’on peut dire, toute la vie, puisqu’après Joseph il sera le deuxième focolarino libanais, le premier à participer à l’Ecole de formation des focolarini de Loppiano. Et en plus de cela c’est justement le Gen Rosso qui est venu cette année-là de Loppiano pour animer notre quatrième Mariapoli de Champville : quatre ans plus tard Pierre fera partie lui aussi du Gen Rosso avec lequel il chantera en arabe le fameux chant du Père Labaki : taala bainana (« viens au milieu de nous »).

    Cette Mariapoli a été très belle. La présence du Gen Rosso, avec six de leurs meilleurs musiciens et chanteurs a contribué grandement au climat de fête fraternelle qui a touché tout le monde. Beaucoup de familles, beaucoup d’enfants. Cette fois-ci je devais m’occuper des enfants avec Rösli, focolarine suisse du Focolare d’Alger. Et puis surtout beaucoup de nouveaux jeunes. Cette Mariapoli allait être vraiment le départ au Liban de ce qu’on appelle la vie « gen » (génération nouvelle). En plus de Pierre, il y avait d’autres scouts, chacun nous faisait connaître ses cousins ou ses amis, comme Nadine, cousine de Josyane, qui avait très bien joué son rôle dans un sketch qui reprenait l’idée de Chiara : ni capitalisme ni communisme mais révolution d’amour. On ne peut évidemment citer tout le monde, nous étions plusieurs centaines. Mais, au delà du nombre on sentait un climat unique qui allait continuer toute l’année, en particulier avec le développement des rencontres mensuelles de la Parole de vie qui se tenaient désormais hors du Focolare devenu trop petit.

    Après la Mariapoli, de beaux moments de vacances à la montagne à Aïn Aar avec de nombreuses descentes à la mer. Les premiers jours le Gen Rosso était encore avec nous. Cette fois-ci nous avions loué une maison tout près de l’Irap. On ne pouvait plus continuer à abuser de l’hospitalité de Janine et de Souad, mais on en a abusé quand même, avec des moments de fête et de repas pour se détendre ensemble après la fatigue de la Mariapoli. Jusqu’à aujourd’hui nos amis du Gen Rosso, dispersés un peu partout dans le monde, se souviennent encore avec émotion de Champville et de l’Irap. Je me souviens aussi d’un détail amusant de ces vacances: comme Mario, le soliste du Gen Rosso, à la voix de chanteur d’opéra, avait vu que ma voix en chantant était bien timide, il avait attendu sur la plage que tout le monde s’en aille et, devant le bruit des vagues qui couvrait presque tout, il m’avait fait crier mes gammes : la la la la la la la. Ma voix était sortie presque comme par miracle et j’allais même devenir pendant deux ou trois ans un des solistes de notre petit orchestre. Qui l’aurait jamais dit ?

    Mais le grand évènement de l’année ce fut évidemment l’arrivée d’Aletta, Agape et Zena à Beyrouth. Pour commencer, Zena a logé pour quelque temps chez Jacques et Pierrette : combien de personnes ont profité de leur exquise hospitalité de cette époque jusqu’à aujourd’hui ! Il y a toujours beaucoup d’amour à la maison Matta, la paix que Pierrette te donne avec toutes ses marques d’attention délicates et les surprises dont Jacques t’inonde avec sa charité pleine d’imagination. Il fallait le temps de préparer l’appartement trouvé à Jeitawi, de l’autre côté d’Achrafieh, à un peu plus d’un kilomètre de notre Focolare masculin. La famille de l’Œuvre de Marie au Liban allait être au complet. Quant à Zena, originaire de la région de Rome, elle avait presque l’aspect d’une libanaise. De caractère très concret et pratique, c’est quelqu’un de toujours disponible. Elle allait bientôt trouver un travail précieux auprès des sourds de l’Irap dans un de leurs ateliers (les sourds travaillent comme tout le monde pour vivre) et rester de longues années au Liban, avant de repartir en Europe, mais de revenir finalement ces dernières années à Aïn Aar.

     Aletta, c’est Aletta : que dire ? Une des toutes premières compagnes de Chiara, qui a donné sa vie pour elle dès les premières années quand Chiara était très malade, en la veillant jour et nuit jusqu’à tomber malade elle-même. Toute sa vie elle a dû ensuite avancer avec prudence, car le docteur lui avait dit qu’une rechute serait mortelle : avec tout cela elle vient de fêter ses 90 ans au moment où je suis en train d’écrire ces lignes. D’Aletta on ne va pas dire qu’on lui ferait un monument : ce n’est pas le genre. Plus elle peut passer inaperçue, plus elle semble contente. Mais par sa seule présence délicate et son sourire elle touche tout le monde, elle transforme les situations et les personnes. Je me souviens d’une Mariapoli en Terre Sainte dans les années 80 qui avait été belle mais assez difficile : nous nous demandions pourquoi ce sentiment d’avoir dû affronter tellement de difficultés. Et puis une simple constatation : au fond c’était la première fois qu’Aletta n’était pas là avec nous  à la Mariapoli : les autres années, par sa seule présence, elle soutenait tout le monde, elle faisait rayonner la paix et tout se passait bien comme par enchantement.

    Agape enfin, d’origine milanaise, jeune et pleine de charme, était comme le bras droit d’Aletta, celle à qui Aletta pouvait confier toutes les missions les plus variées et les plus difficiles, comme une maison bâtie sur le roc. C’était impossible de penser à Aletta sans Agape et réciproquement. En même temps d’une grande intelligence et d’une charité exquise elle allait être le port sûr où chacun pouvait trouver assurance et lumière sur son chemin. Jusqu’au jour où la maladie de Parkinson allait peu à peu la diminuer et l’empêcher de continuer son travail admirable. Mais jamais elle ne se plaignait, donnant sa vie jusqu’au bout de ses forces. Pour un peuple qui traversait des épreuves si difficiles, c’était comme un signe encore que Dieu a une autre logique qui nous échappe parfois, et qu’il convient toujours de lui faire confiance. Agape est partie déjà l’an dernier en paix pour le ciel, de la retraite milanaise où elle vivait depuis quelques années, mais qui n’a pas été marqué au Liban par son passage ?

    Dans tout cela je me sentais de mieux en mieux au Focolare. J’étais toujours un peu le petit dernier, mais ce n’était pas gênant, au contraire. J’avais l’air tellement jeune qu’au collège on me prenait parfois pour un élève. Cela me permettait aussi de m’amuser et de plaisanter. Il faut dire qu’au Liban on plaisante beaucoup, on est toujours en train de provoquer l’autre par une taquinerie ou un peu de comédie. Le Libanais aime jouer, il aime faire la fête et je découvrais en moi des aspects insoupçonnés de ma personnalité qui se plaisaient beaucoup dans cette atmosphère joyeuse. A l’époque j’étais plein de vitalité et d’énergie à revendre. Parfois j’en faisais trop. Je me souviens qu’une fois Rino m’a dit que j’exagérais à nettoyer sans cesse la poussière des meubles à la maison, comme si je voulais montrer aux autres qu’ils ne faisaient rien. Les choses ont bien changé puisque ces dernières années on m’accuse souvent au Focolare de laisser trop de désordre et de poussière dans ma chambre : paresse due à l’âge ? En tous cas nous étions une sympathique équipe bien soudée et on ne s’ennuyait pas à la maison. Grâce à Ricardo en particulier l’appartement devenait de plus en plus harmonieux, avec de belles couleurs vives qui se mariaient bien avec la lumière qui pénétrait par nos grandes baies vitrées. Et il y avait toujours du monde chez nous pour partager notre joie.


  • Commentaires

    1
    Hayat
    Jeudi 5 Mars 2015 à 23:51
    C'est formidable ! C'est l'histoire du mouvement à travers ton histoire et vice versa ...Dieu nous a fait le grand don de l'Idéal et de la naissance du mouvement au Liban ,nous préparant ainsi à vivre le temps de la guerre ...Nous avons vécu avec Guido et Aletta et Agape et toi sans nous rendre compte de la grâce énorme que nous avions ! Dieu -Amour s'est révélé à nous parce que nous avons été tant aimés ....et le reste a suivi comme suite logique....et puis avec quelle générosité de coeur tu décris les libanais ! C'est trop d'amour ....
    2
    Pierre
    Mardi 17 Mars 2015 à 18:47

    Merci Roland! Ça fait du bien lire et revivre ces moments formidables des premiers temps... On existe grâce à l'amour de toutes ces personnes que j'ai connu depuis janvier 1972!!!

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :