• 1974: bâtir sur le roc

    [Suite des années 71 à 73 déjà publiées ci-dessous]

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    Cette nouvelle année va être très importante, même si nous ne le comprendrons que plus tard. Il s’agira de bâtir sur le roc avant la « grande tempête » des évènements qui vont balayer le Liban à partir de 1975. Et de fait notre communauté continue à se consolider en extension et en profondeur. Du renfort, d’abord, dans nos deux focolares. Au focolare féminin, c’est l’arrivée de Martine, française qui arrive du focolare d’Alger, pleine d’enthousiasme et d'Amy, chinoise de Hong Kong qui va prendre le cœur de tous les Libanais par sa simplicité, en apprenant l’arabe et en s’occupant de la formation des « gen » (elle avait pu trouver un travail comme secrétaire de Pierre dans la société commerciale qui l’avait adopté dès le début). Au focolare masculin, Joseph Assouad rentre directement avec nous, sans passer par la période normale de deux ans de formation en Italie : il n’a pas de passeport pour l’instant et ne peut pas quitter le pays (problème de nationalité libanaise perdue qu’il récupérera quelques années plus tard). Mais nous, nous sommes tellement contents d’avoir quelqu’un du pays finalement avec nous, même si nous devons nous habituer à ces coups de téléphone qui l’appellent en pleine nuit pour une urgence à l’hôpital où il fait sa période d’interne. Ricardo part pour Loppiano et ne reviendra plus, car de là il retournera en Argentine, mais il restera toujours dans le cœur de la première génération. Enfin arrive Jean-Paul de la France : une belle surprise pour moi, puisque nous étions ensemble à l’université de Lyon, cela fait drôle de se retrouver maintenant ensemble ici dans cette nouvelle aventure.

    La vie de nos familles se consolide aussi de manière formidable. Autour de Jacques et Pierrette, Michel et Gilberte D., Robert et Nelly, les groupes de partage et d’échange réguliers s’organisent maintenant. Ils se retrouvent désormais une fois par mois avec une grande assiduité. De nouveaux couples s’ajoutent aux premiers pionniers, comme celui de Sami Farah, le frère de Wadad, et de sa femme Maha (la mère de Sami, Nabiha, entrera aussi dans le groupe et deviendra plus tard notre doyenne pour de nombreuses années) ou d’Antoine et Pierrette Trad. Beaucoup de nouveaux visages aussi qui viennent de l’entreprise de Jacques, attirés par la dynamique de ce patron original : Antoine Farhat et sa femme Charlotte vont bientôt être aussi des colonnes de cette nouvelle vie. On peut citer encore Albert Awad, le comptable de l’usine de Robert ou Georges Breidy qui apporte toute sa foi des villages du nord du Liban.

    Il est amusant de raconter ici ce qui s’est passé avec Philippe Hage, le fiancé de Léna : il venait aux rencontres pour faire plaisir à Léna, mais il restait au fond de la salle comme s’il voulait s’échapper. Il a raconté plus tard qu’il se demandait ce que voulait de lui ce petit Chinois qui ne le laissait pas tranquille : le « petit Chinois », c’était moi, et nous allions bien vite devenir de grands amis. (J’ai d’ailleurs souvent été étonné de voir que, dans le monde arabe, avec mon teint pâle et mes cheveux lisses des gens me prenaient parfois pour un asiatique, chinois, japonais ou vietnamien...).

    Avec plus de parents, il y aussi plus d’enfants : Fadi chez les Matta, Maria chez les Sikias. Carole et Pierre Dahdah ont amené leur petit frère Jimmy. Et Georges Doummar nous a amené son camarade Milad Kareh. Georges qui devait avoir 11 ou 12 ans à l’époque venait souvent au focolare chez nous. Il venait tout seul (sa famille habitait à 400 m de chez nous), il sonnait, on ouvrait la porte et il attendait, immobile, qu’on lui dise d’entrer (au contraire des autres enfants qu’il fallait retenir pour qu’ils n’envahissent pas les chambres et tous les coins de la maison). Un beau jour la porte sonne et on trouve à la porte un double de Georges, gentil et timide comme lui : c’était Milad. Chacun est doué pour attirer ceux qui lui ressemblent et la variété des caractères qui se retrouvent finalement heureux de vivre côte à côte m’a toujours sidéré.

    Chez les jeunes aussi de nouveaux visages : Sola Sader, Katia Mikhael et ses sœurs Rita et Maria, Paul et Marjolaine, frère et sœur de Freddy et Christian, et beaucoup d’autres encore. Une nouveauté, le local des « gen » : ils ont réussi à trouver un petit appartement à louer où ils vivent ensemble pendant une période de quelques semaines ou de quelques mois, mettant tout en commun et apprenant à se débrouiller seuls dans les tâches journalières : c’était une petite révolution à l’époque, qui n’était pas toujours comprise par les parents mais qui leur a fait beaucoup de bien. Un local pour les « gen » garçons et un pour les « gen » filles.

    L’orchestre des « gen » a de plus en plus de succès, il anime toutes nos rencontres, petites ou grandes. Après avoir été presque forcé d’apprendre la guitare, voilà que je me découvre des talents de compositeur, je ne l’aurais jamais imaginé. Il faut dire que la plupart de nos rencontres sont encore en français à l’époque. On traduit donc des chants du Gen Rosso ou du Gen Verde de l’italien en français ou bien nous inventons nous-mêmes nos nouvelles chansons, en particulier Pierre Baaklini et moi. « Nous voulons bâtir ensemble une société nouvelle. » « Des questions, pas de réponses... » « Ma vie se trainait » « Notre terre »... Au Moyen Orient on aime aussi beaucoup chanter, cela crée encore plus l’atmosphère de famille.

    Un peu d’aventures aussi ou parfois de difficultés pour mettre encore du piment à notre vie qui n’est pourtant jamais monotone. Quelquefois Pierrette nous prêtait sa voiture, parce que nous n’avions qu’une voiture pour six et c’était souvent un peu juste. Et un jour j’ai trouvé le moyen de provoquer un bel accident sur la chaussée mouillée avec sa voiture: je suis rentré presque de face dans l’auto d’un juge qui venait en sens inverse. Heureusement nous allions à faible allure tous les deux, mais vous pouvez imaginer comme il m’a jugé ! Pierrette a été bien plus miséricordieuse, elle. Une autre aventure : les Pères Blancs, nos amis, nous appellent au secours. Il s’agit pratiquement d’enlever une jeune fille qui veut se marier avec un kurde converti au christianisme contre l’avis de sa famille et de l’amener en cachette dans un couvent de religieuses. Rino prend notre voiture et il y va, il sort de chez les Pères Blancs par une porte au moment où la famille arrive par l’autre porte, comme dans un film. Il arrivera à conduire la jeune fille saine et sauve au couvent des religieuses, mais la famille allait découvrir la cachette et faire échouer le projet !

    Une autre difficulté : avec le climat chaud et humide auquel je n’étais pas encore totalement habitué et la vie intense que nous avons (travail, entretien de la maison, cuisine, visites, activités et réunions), j’avais presque toujours sommeil. Je résistais quand même, sauf durant les méditations de nos rencontres hebdomadaires de focolare. Guido enroulait sur notre gros magnétophone Uher une « bobine » (comme on disait alors) avec un beau thème de méditation et, au moment le plus beau et le plus profond, je m’endormais. A la fin de la méditation je me réveillais, un peu honteux, avec le regard miséricordieux de Guido qui souriait.

    A l’époque, il n’y avait évidemment ni téléphone portable, ni internet. Quand on avait un message écrit à faire arriver il fallait trouver un moyen de le faire passer. Comme l’école où j’enseignais était à 100 m du focolare féminin, Guido me donnait souvent des enveloppes ou des paquets à porter à Aletta. Et pendant la récréation de 10h à 10h 30, mes collègues me voyaient souvent m’échapper de l’école et se demandaient sans doute où j’allais (dans un bar, chez une copine ?). Aletta me recevait toujours avec joie, un fruit, un gâteau, mais surtout des paroles inoubliables, comme cette fois où elle m’a raconté ce qui l’avait bouleversée en connaissant Chiara pendant la guerre : cette idée révolutionnaire que nous pouvons « aimer Dieu » même avec notre cœur si petit : c’est vrai que, quand on y pense sérieusement cela peut donner le vertige ! Une fois Guido avait dit à Aletta que je mettais toute ma bonne volonté à faire la cuisine, mais que je ne devais pas être très doué. Ils se sont donc mis d’accord et Aletta est venue passer une matinée entière chez nous à la cuisine avec moi. Je ne me souviens pas de ce que nous avons fait ce matin-là, mais il m’est toujours resté une sorte d’intuition de l’unité que l’on doit trouver entre tous les éléments d’un plat cuisiné, de l’oignon, à l’ail, au poivron, à la tomate, aux herbes et aux épices. Je ne suis pas devenu un grand cuisinier, mais je crois que ma cuisine est tout de même saine et mangeable.

    A la Mariapoli, où le thème principal est Dieu Amour, nous expérimentons une nouvelle fois la grâce de la famille de Marie, où tout se partage, comme le faisaient les premiers chrétiens. Pour la dernière fois un orchestre « gen » est venu nous donner un coup de main. Ce sont des jeunes de Suisse, cette fois-ci, pleins d’enthousiasme, mais aussi de véritables artistes. Mais, après leur départ, nous devrons désormais compter sur nos propres forces, ce sera une nouvelle aventure. Le lieu de la Mariapoli est le Collège Saint Joseph de Kornet Chehwan, avec l’évêché maronite de Mgr Farah, qui nous accueille à bras ouverts : c’est une longue collaboration qui commence. A 600 m d’altitude il fait bon, même avec la chaleur de l’été. Beaucoup d’expériences de notre Mouvement dans le monde à partager, mais aussi de plus en plus d’expériences locales, des Libanais qui se sentent maintenant complètement responsables de vivre et de témoigner autour d’eux de la beauté de cet idéal évangélique.

    Cette année, avec les plus proches, nous faisons même un ou deux jours de post-Mariapoli pour aller encore plus en profondeur, avec encore des moments de méditations, des chants, des sketchs, des jeux et beaucoup de partage : nous sommes vraiment en train de bâtir sur le roc ! Nous profitons toujours de l’expérience d’Aletta et de Guido, qui ont vu naître cet idéal pendant la guerre ou juste après et qui nous guident. Nous chantions justement une chanson en italien qui disait : « Guido la mia libertà ! » ce qui veut dire : « Je conduis ma liberté ! » Et pour qu’il n’y ait pas de jaloux, nous avons inventé une deuxième strophe qui disait : « Aletta la mia libertà ! C’est Aletta ma liberté ! » On riait beaucoup tous ensemble. C’était amusant de voir deux personnalités aussi différentes avec une telle unité. Guido qui te parlerait pendant des heures de sujets passionnants et Aletta qui était toujours là à écouter. Quelquefois Guido trouvait d’ailleurs qu’Aletta était trop passive et il s’impatientait, puis il allait tout de suite chez elle s’excuser et recomposer l’unité. Il n’y a pas besoin d’être tous semblables pour s’aimer comme Jésus nous le demande.

    Et même les vacances sont  une continuité. Vacances relatives pour certains d’entre nous qui ont quand même le travail, mais on loue des maisons, toujours à Aïn Aar près de l’Irap (c’est en train de devenir une tradition) et on se repose après le travail en profitant des soirées plus fraîches de la montagne. Et puis de temps en temps un saut à la mer toute proche : c’est vraiment un petit paradis. Pendant les vacances aussi un peu d’aventures. Comme Guido voyait que j’aimais bien le sport, il m’avait poussé à acheter un vélo de course, un beau vélo « Gitane » rouge avec lequel j’escaladais les routes de montagne autour de Beyrouth en redescendant ensuite comme une fusée. Pierre m’avait pourtant bien recommandé de ne pas aller jusqu’à Zahlé, de l’autre côté de la montagne. Mais j’étais têtu et je ne l’ai pas écouté et, à deux kilomètres de Zahlé, j’ai sauté sur une bosse en pleine descente, à peut-être 60 km à l’heure et je me suis fait râper par la chaussée : coude cassé, points de suture, plaie suintante pendant trois semaines. Heureusement que le vélo n’a rien eu et que j’ai réussi à descendre jusqu’au premier bâtiment de la ville qui est justement un hôpital où j’avais déjà des amis et en particulier le docteur Jean Maalouf qui m’a tout de suite soigné. Georges Saadé, qui était plus du double de moi, m’a prêté un pantalon et une chemise pour remplacer mes habits déchirés et j’ai passé la nuit chez lui, sans réussir à dormir, à méditer sur mon entêtement. Pierre, lui aussi, a été bien miséricordieux quand je suis arrivé à la maison avec le bras dans le plâtre et un bandeau sur la tête.

    A côté de ces développements au Liban, il ne faut pas oublier non plus les pays voisins. Nous allions de temps en temps en Syrie. J’y suis même allé une fois pour quinze jours, avec comme objectif principal de me retrouver dans un milieu où les gens ne comprennent pas le français, pour être obligé de parler vraiment arabe. C’est là, chez le Père Michel, au couvent des Pères Jésuites qui était devenu notre pied-à-terre en Syrie, que je fais la connaissance du curé maronite de Homs, le Père Massoud. « Tu veux pratiquer l’arabe ? me dit-il. Viens avec moi, nous allons rencontrer des tas de gens qui ne parlent que l’arabe. » J’accepte la proposition, nous sillonnons le pays de Yabroud à Alep, en autobus au milieu des chèvres et des caisses de tomates, ou en taxi service. Nous rencontrons effectivement beaucoup de gens très sympathiques et accueillants. Les Syriens sont aussi d’une grande simplicité, ils t’adoptent tout de suite. Mais surtout nous devenons tous les deux de grands amis. Désormais notre communauté de Homs va grandir autour de ces deux prêtres exceptionnels qui seront la racine de tout notre Mouvement dans le pays. Le Père Massoud deviendra plus tard l’évêque maronite de la région et nous fera connaître beaucoup de monde.

    En Terre Sainte, comme je l’avais écrit pour l’année 73, l’impact de notre rencontre (à Miriam et moi) avec le Père Armando a été si fort qu’Aletta et Guido ont décidé de faire là-bas, à Nazareth une première Mariapoli. Quelle émotion d’organiser une Mariapoli, la cité de Marie, à Nazareth même, avec la messe à la grotte de l’Annonciation ! Mais c’est là toute une autre histoire que nous raconterons à part. La même année Aletta et Miriam font aussi un voyage avec Leila en Jordanie : la tache d’huile s’étend peu à peu naturellement.

    Il y aurait beaucoup à dire pour conclure ce chapitre sur la beauté et la richesse du Liban. Le Liban, Suisse du Moyen Orient, comme certains l’appellent, est sans doute dans sa plus belle période. Il est aussi en plein boom économique : une fois Pierre s’était amusé à compter les cargos au port ou en attente d’y entrer, ils étaient une centaine ! On ne se rend pas vraiment compte du danger qui nous guette et du drame qui va éclater dans quelques mois. Pour l’instant nous profitons de l’hospitalité de ce peuple. Nous parcourons en toute sérénité le pays d’un bout à l’autre de ses 240 km de long et 75 km de large. Au fond c’est vite fait, même si ses routes de montagnes, aux paysages merveilleux qui changent à chaque tournant, semblent interminables. On visite les fameux cèdres millénaires, les ruines antiques de Baalbeck où plusieurs civilisations se juxtaposent : le Liban a toujours été un point de passage entre l’Orient profond et la mer ou la Palestine et l’Egypte tout près et la Syrie et la Turquie également à deux pas.

    Le Liban est aussi un pays d’une grande culture. Les vestiges antiques de la cité de Byblos, vieille de 7000 ans l’attestent. Mais la culture moderne n’a rien à envier à l’antiquité. Les spectacles de la fameuse chanteuse Feyrouz sont d’une originalité qui vous prend, qui vous émeut, qui vous bouleverse. Chants, danses, rythme, théatre, couleurs tout y est fête pour les yeux, l’oreille, l’intelligence et le cœur à la fois. Mais il n’est pas besoin d’aller au spectacle pour se laisser prendre par l’âme libanaise. N’importe quelle petite fête de village ou de mariage, devient à la fois rencontre de famille et évènement culturel. Les gens sont capables de chanter et de danser jusqu’à une heure avancée de la nuit, au son de la derbaké, ce petit tambourin qui fait penser au tam-tam africain, et de la ‘ud, sorte de luth à la musique qui vous rentre dans les veines. Et ces poèmes improvisés où chacun rivalise d’imagination et d’ingéniosité pour immortaliser le moment vécu : à une époque où l’Europe cherche un art où les gens ne soient plus seulement spectateurs mais créateurs et acteurs, on aurait ici beaucoup de quoi s’inspirer.

    Ma vision est sans doute aujourd’hui un peu trop belle et idyllique ? Il faut bien comprendre que ce Liban d’avant guerre est resté, au cœur de tout Libanais et de toute personne comme moi qui ait eu la chance de vivre cette expérience, comme un rêve tronqué, une illusion peut-être. Nous verrons par la suite que l’âme d’un peuple est toujours plus forte que les circonstances extérieures. Et c’est sans doute la profondeur des racines qui va être importante à partir de maintenant.

     

     


  • Commentaires

    1
    Hayat
    Vendredi 22 Mai 2015 à 19:23
    2
    Samir N
    Samedi 23 Mai 2015 à 11:03

    Merci Roland pour ce récit d'histoire du mouvement au Liban. Quelle mémoire ...

    3
    Mona Farhat
    Lundi 25 Mai 2015 à 23:35

    Très beau récit!C'est un délice intellectuel que de passer de l'humour au sérieux, du sacre aux jeux de mots.on ne peut pas dire de toi que tu es un saint triste!

    4
    Mona Farhat
    Lundi 25 Mai 2015 à 23:40

    Merci d'écrire l'Histoire de Dieu à travers l'histoire des hommes!

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