• Nous venons de rentrer d’un voyage extraordinaire de huit jours en Italie. Nous étions un groupe d’une quarantaine de personnes du Liban de tous les âges et de toutes les régions du pays. La plupart connaissaient au départ seulement quelques membres du groupe et voilà que nous sommes rentrés soudés comme une famille, comme un groupe d’amis qui ont vécu ensemble des années. Mais comment a pu se réaliser un tel miracle ?

    Il y avait sans doute plusieurs raisons, le thème du congrès international auquel nous avons participé et qui était centré sur l’unité, la paix et le dialogue. La beauté des villes que nous avons visitées comme Rome, Florence et Assise, les paysages merveilleux des collines italiennes, la qualité des repas que nous avons pris ensemble. Mais tout cela ne suffirait pas à expliquer ce qui s’est passé entre nous.

    C’est que, dès le départ, nous avons décidé que nous voulions faire ensemble une véritable et profonde expérience d’amitié dont personne ne se sente exclu. Et quand on part avec cet état d’esprit, tout devient une occasion d’entrer dans le cœur de l’autre et de se découvrir réciproquement. Tous les trésors rencontrés, les moments de bonheur intense et de méditation, mais aussi les difficultés inattendues, les aventures inévitables d’un voyage organisé, où l’on perd en chemin un membre du groupe, une valise, un passeport et l’on se met tous ensemble à leur recherche, avec une joie toute spéciale quand tout finalement se résout, tout devient matière première à la construction de cette amitié. Instants parfois tragi-comiques de suspens, d’angoisse passagère et de soulagement. Fatigue, patience et impatience, recherche et découverte, entrée dans l’inconnu, passage par tous les sentiments que l’on puisse ressentir, tourbillon et agitation et une grande paix pour finir…

    Et c’est là que se réalise le miracle de l’amitié. Car l’amitié, lorsqu’elle est sincère et désintéressée, défie les lois de la nature. Lorsqu’on partage de l’argent, de la nourriture ou même un peu de son temps, on a toujours l’impression de perdre quelque chose dont on aurait pu mieux profiter, on ressent la douleur du sacrifice, aussi petit soit-il.

    Tandis que, lorsqu’on partage l’amitié, voilà que soudain celle-ci se multiplie en se donnant. L’amitié s’enrichit en débordant, elle revient plus forte en se communiquant, elle reste en se perdant, car elle continue toute seule son chemin dans le cœur de l’autre, comme une semence enracinée dans la terre et qui porte toute seule ses fruits même quand on n’a plus le temps d’y penser. L’amitié semée progresse désormais toute seule et nous revient finalement transformée.

    Et le miracle peut-être le plus grand, c’est qu’elle ne provoque pas de jalousie. Je ne suis jamais gêné quand je vois un des membres du groupe prendre soin des autres, au contraire, car l’autre me complète, il arrive là où mes limites m’empêcheraient peut-être de faire toute ma part.

     

    C’est là qu’on goûte intensément au mystère de la vie humaine, à ce secret enfoui au cœur de chacun qui fait que nous sommes nés pour être tous frères et sœurs de la même humanité. Cela devrait être notre réalité quotidienne, une réalité qui nous échappe malheureusement si souvent au milieu des épreuves et des préoccupations de toutes sortes. Mais lorsqu’on a le courage de retenter l’expérience, lorsqu’on prend le temps de se remettre à l’essentiel, on peut retrouver au fond de soi et au cœur de tous ces compagnons de voyage, cette énergie bienfaisante qui donne à la vie son parfum et le sens profond de tout ce qui nous arrive et de tout ce que nous faisons. 


    4 commentaires
  • Je vais peut-être vous surprendre, mais je suis de plus en plus convaincu que le fond de mon identité c’est l’humanité toute entière. Qui suis-je ? Qu’est-ce qui fait donc la réalité de mon identité profonde ? C’est la rencontre miraculeuse entre l’humanité et le mystère extraordinaire de ce moi qui m’a été donné à ma naissance.

    Car c’est vraiment un mystère de voir que je suis moi et non pas toi et sans savoir pourquoi. Mais en même temps je suis moi, parce que tu es toi et tu es toi parce que je suis moi, parce que tous les deux nous faisons partie à part entière de cet autre mystère énorme qui est l’humanité en route vers elle-même.

    Tout cela donne le vertige quand on y pense, cela peut donner de la joie et cela peut aussi faire peur en même temps. Quel honneur, quelle responsabilité, quelle aventure d’être moi-même au milieu de ce « nous » !

    Et ce moi-même est tellement gigantesque qu’il n’est même pas perdu au milieu de ces milliards d’êtres humains. Car je ne suis pas un brin d’herbe au milieu de la prairie, ou un caillou au pied de la montagne. Dans mon infinie petitesse je suis aussi l’immensité de l’humanité…

    Quand on commence à se rendre compte de ce cadeau qu’on nous a fait en nous donnant la vie, tout prend un sens différent. Les difficultés et les problèmes rencontrés en chemin se relativisent tout seuls.

    Mais surtout on éprouve soudain la passion de ne plus perdre un instant pour découvrir le plus possible de notre « moi-même » qui se trouve caché dans les autres. C’est pour cela que la joie et la souffrance des autres ne peuvent plus nous laisser indifférents. Et si notre vie est brève, si nous ne pouvons entrer véritablement que dans le cœur de quelques personnes bien choisies au cours de ces quelques années qui nous sont données sur cette terre, nous sentons confusément que cela doit être déjà l’anticipation d’un paradis où nous serons tout à tous, tout en restant et en devenant toujours plus nous-mêmes.

    Si j’ai eu le bonheur dans ma vie de sortir de mon milieu européen et de me fondre dans la richesse des peuples du Moyen Orient, si j’ai eu la joie de communier profondément avec des Chinois, des Japonais, des Africains, des descendants des indigènes d’Amérique, c’est chaque fois avec le sentiment de respirer un peu plus, d’élargir un peu plus mon cœur bien au-delà des limites que je croyais avoir.

    Et ce qui est drôle c’est qu’à la fois tout me manque, car il me manque encore les milliards de frères ou de sœurs que je n’ai pas eu le temps de connaître, mais en même temps toute cette humanité débordante est déjà présente en embryon dans un seul de ces frères ou de ces sœurs. Et je n’ai rien d’autre à faire, chaque jour lorsque je me lève pour une nouvelle aventure, qu’à me laisser entraîner dans ce courant d’humanité qui s’élève vers la réalisation de lui-même, même si tous les conflits, les guerres, les haines ou incompréhensions de toutes sortes semblent nous dire le contraire.

     

    Car l’humanité est blessée, elle est malade, mais elle n’est pas morte. Il y a chaque jour des millions et des milliards d’hommes et de femmes qui continuent à construire son avenir, qui ne cessent de se donner et de s’accueillir, avec le sentiment qu’une vie pareille vaut vraiment la peine d’être vécue. Et c’est cela qui fait finalement mon identité. Tout le reste ce sont des détails, indispensables et nécessaires, car c’est aussi dans les détails que je suis particulièrement moi-même, mais pas en contradiction ou en opposition avec les « détails » des autres, mais en harmonie avec eux, comme dans le jeu d’un orchestre qui joue une merveilleuse symphonie, où les sons et les émotions se répondent à l’infini.


    4 commentaires
  • J’aime beaucoup ce mot « passage », synonyme de mouvement, de dynamique et de progression.  Mais, comme toute parole, comme toute réalité de notre vie, il peut porter avec lui aussi bien des aspects négatifs que des aspects positifs.

    Je ne sais pas si vous vous souvenez de la fameuse phrase de Démocrite, ce philosophe grec qui vivait il y a environ 2500 ans et qui a dit un jour : « La vie est un passage. Le monde est une salle de spectacles. On entre, on regarde, on sort. »

    « Passage » voudrait dire alors simplement que tout « passe », que tout est éphémère, que notre vie est bien courte et que nous devons seulement nous résigner à bientôt nous en aller. Le passage serait à ce moment-là bien triste. Il ne resterait qu’à le vivre le moins mal possible, attendant que tôt ou tard tout cela finisse.

    Mais « passage » a aussi d’autres significations de temps et de lieu qui sont vraiment intéressantes. Passage veut dire par exemple une étape, une transition entre deux moments importants de notre vie. Ou bien une porte, un raccourci, un chemin qui permet de joindre entre eux plusieurs lieux dans lesquels nous aimons nous trouver.

    L’adolescence est ainsi un passage tellement crucial dans la formation d’un être humain entre l’enfance et l’âge adulte. Chaque épreuve de la vie est un passage dont on sort toujours avec une nouvelle maturité. La nuit est un passage entre deux journées de travail, d’activités, de rencontres et de vie intense. On « passe » d’ailleurs une bonne nuit ou une mauvaise nuit, selon les circonstances, la santé et les états d’âme. Et ce passage n’est jamais indifférent.

    La vie change le jour où nous commençons à comprendre que tout est passage, mais qu’en même temps tous ces passages ont leur importance. C’est vrai que la vie est un passage, mais c’est justement cela qui fait son attrait. Imaginons que le temps n’existe pas, que notre vie soit en quelque sorte figée dans une sorte de prison qui ne se transforme jamais… La vie est belle justement parce que rien n’est jamais définitif. Si aujourd’hui tout allait très mal, je sais que demain il y aura toujours l’espoir d’un nouveau changement.

    Le passage veut donc dire à la fois recherche, marche, circulation d’énergies, nouvelles directions, progrès, découvertes et surprises, aventure sans fin.

    Et le jour où nous arriverons au grand passage de cette vie à l’au-delà, nous serons prêts car nous aurons appris chaque jour à mieux gérer tous nos passages, en harmonie avec nos compagnons de voyage, en nous entraidant à franchir ensemble le mieux possible toutes les difficultés rencontrées en route. Et ce jour-là nous trouverons sûrement beaucoup d’amis qui nous aideront à franchir le mieux possible ce dernier obstacle. Alors, oui, la vie aura été un passage, mais qui vaut vraiment la peine d’être vécu.

     

    [Je n’ai pas eu le temps, cette fois-ci, de faire des recherches sur google de citations sur le mot « passage », mais chacun peut bien s’amuser à faire ces recherches tout seul : c’est toujours passionnant.]

     

     

     

     


    1 commentaire
  • [Nous reviendrons souvent dans ce blog sur les écrits et la personnalité d’Igino Giordani. Né en 1894, mort en 1980, c’est une des personnalités italiennes les plus remarquables du XXe siècle. Marié, père de famille, écrivain, homme politique, il a marqué une partie de sa génération et reste un modèle pour les générations futures. Moi qui ai eu la chance de le connaître personnellement dans les dernières années de sa vie, j’aimerais reprendre ici de temps en temps ce qui fait de lui une lumière pour l’humanité.]

     

    [La politique est service.] 

    La politique est faite pour le peuple et non le peuple pour la politique.

    Elle est moyen et non pas fin. Il y a d’abord la morale, l’homme, la collectivité, ensuite seulement le parti, les programmes, les théories de gouvernement.

    La politique est – au sens chrétien du terme – service. Elle ne doit pas devenir abus, domination, dogme. Sa fonction et sa dignité viennent de ce qu’elle est service social, charité en actes, la première forme de la charité de la patrie.

    (Anthologie des textes d’Igino Giordani dans « Igino Giordani, chrétien, politique, écrivain » de Jean-Marie Wallet et Tommaso Sorgi (Nouvelle Cité 2003)

     

    Un texte très bref pour commencer, tellement simple et limpide. Car la vérité n’est jamais quelque chose de compliqué. Et si la politique semble parfois une jungle inextricable, c’est sans doute qu’elle a quitté le chemin de la vérité. De grands hommes politiques comme Gandhi ou Nelson Mandela que nous citons souvent dans ce blog, ont aidé l’humanité à se réconcilier avec la politique, mais ils sont encore tellement rares les politiciens de cette trempe !

    Tout homme politique devrait lire et méditer ces quelques phrases avant de s’engager au service de son peuple.

    La politique n’est pas forcément sale ou corrompue, elle a une « fonction » et « une dignité », elle est une « charité en actes », mais surtout une « charité de la patrie ». Pourquoi avons-nous de la charité cette image en général tellement limitée à quelques individus généreux qui donnent de leur temps ou de leur argent pour aider un peu les gens dans le besoin ?

    C’est une abomination de notre mentalité moderne qui voudrait reléguer tout ce qui est moral ou spirituel à la simple sphère de la vie privée, abandonnant le domaine social à la loi du plus fort ou du plus malin. 

    L’homme ne se sentirait-il pas mieux si les structures politiques, économiques et sociales se laissaient imprégner par tout ce qui fait la beauté des relations interpersonnelles : bonté, altruisme, partage, don et réciprocité. Pourquoi cela serait-il impossible ?

     

     


    1 commentaire
  • J’ai découvert récemment un des plus beaux proverbes que j’aie jamais lu, un proverbe mexicain qui dit : « Ils ont voulu nous enterrer, mais ils ne savaient pas que nous sommes des graines. » Quelle sagesse, quelle force non-violente et quelle humilité à la fois dans une telle affirmation ! Il y a là la résolution de tous les conflits mondiaux.

    Aucun pouvoir injuste, aucun complot, aucune ambition criminelle ne pourra jamais rien contre nous parce que nous sommes des graines. Ils pourront essayer de nous faire disparaître, de nous cacher sous terre pour que nous ne les dérangions plus, sans comprendre que c’est là que nous allons nous développer, et ressortir bientôt à la lumière et à la vérité avec une force irrésistible qui va balayer d’un coup tous les mensonges et les intérêts mal placés.

    C’est une leçon de l’histoire. Chaque fois que des forces mauvaises ont voulu réprimer les élans de justice et de solidarité naissant au cœur de l’humanité, ils n’ont fait que leur donner plus de force encore. C’est l’histoire des persécutions contre les premiers chrétiens qui a enraciné dans le sang la diffusion de ce nouvel esprit qui allait changer le monde. C’est ce qui se produit chaque fois qu’on essaye d’éliminer des géants de l’humanité comme Gandhi, Martin Luther King ou Nelson Mandela, dont nous parlons si souvent dans ce blog. Certains ont payé de leur vie ce choc frontal, mais leur cause n’en a été que plus forte encore. D’autres ont seulement été arrêtés momentanément, mis en prison ou torturés, mais ils en sont sortis eux aussi avec un élan encore plus difficile à arrêter.

    Mais la question véritable, c’est de savoir si nous sommes des graines authentiques. Si nous nous battons contre l’injustice simplement pour défendre nos intérêts, prêts à répondre au mal par le mal, sans trop nous soucier du sort de nos frères en humanité et si nous voulons résoudre par la guerre ou la violence des situations d’oppression en faisant du mal nous aussi à des civils innocents, ou bien si nous sommes des graines positives qui travaillent pour le bien de tous sans distinction.

    Alors notre plus grand problème ne sera plus tellement, jusqu’à la fin de nos jours, de savoir comment nous défendre si nous sommes attaqués, mais de développer en nous la vie de cette graine féconde qui peut redonner l’espoir autour de nous. Car si, le jour du conflit, nos adversaires trouvent en nous des graines qui se sont desséchées en route, qui n’ont plus en elles aucune vigueur, alors nous serons balayés, injustement ou justement cela ne changera rien, mais nous serons perdus pour nous-mêmes et pour l’humanité.

    C’est bien beau d’être une graine mais c’est aussi une grande responsabilité que nous pouvons assumer surtout si toutes ces graines fécondes sont capables de s’unir entre elles pour faire face aux épreuves de toutes sortes. Car trop de graines ont voulu se battre toutes seules et se sont desséchées à leur tour. Mais notre bataille a encore de beaux jours devant elle, si nous réussissons à être fidèles tous ensemble à cette vision du monde que personne ne pourra obscurcir.

     

     


    votre commentaire