• Danse des mots

    J’ai bien hésité, avant de me lancer dans ce nouvel article, si je devais le mettre dans la rubrique « Provocation » ou « En vie de vocabulaire ». C’est que j’ai vraiment envie de faire danser les mots, de jongler avec eux, pas simplement pour jouer (c’est vrai que j’aime beaucoup les jeux de mots), mais pour en faire une chorégraphie, une harmonie de mouvements réciproques qui partent dans tous les sens, se retrouvent soudain tous ensemble dans un même cercle pour s’éloigner ensuite chacun à son tour...en attendant de revenir, puis de repartir...à l’infini !

    Et la provocation dans tout cela ? C’est que j’ai peur de faire se retourner dans leurs tombes tous les enseignants que j’ai eus à l’école, au lycée et à l’université. Je leur dois beaucoup, c’est sûr, et je ne l’oublie pas. Mais je sens qu’ils m’ont aussi paralysé. Presque toute ma vie, j’ai eu peur d’utiliser des répétitions dans ce que j’écrivais. Je ne me sentais pas libre de me servir de mots tout simples, de la vie de tous les jours, ces mots banals qu’on entend dans la rue et qui sont chargés de toute une vie populaire qui remonte parfois à des siècles d’histoire. Car il fallait toujours trouver des mots précis, des mots originaux, au risque d’être incompris. Il était interdit de commencer des phrases par un « et » ou par un « mais » : ça ne se fait pas ! Et pourquoi donc? Alors que ces « et » et ces « mais » relancent tellement bien le discours, provoquent justement lorsqu’on les met là où on ne les attendrait pas.

    C’est comme les répétitions: pourquoi les éviter ? Parce que c’est monotone, ennuyeux, ce n’est pas assez original, il faut toujours inventer des mots différents pour s’exprimer ? Mais vous ne vous êtes jamais arrêté au bord de la mer pendant de longues minutes à regarder et écouter le flot des vagues qui déferlent sur le sable ou sur les rochers, toujours semblables et toujours différentes en même temps. Et la musique d’un orchestre où le piano répond au violon ou à la flute, se tait puis recommence, recommence une fois, deux fois, dix fois le même thème, en le changeant de temps en temps au début, ou à la fin ou en cours de route : on resterait des heures à écouter. Et quand on aime quelqu'un, on s'ennuie peut-être à répéter vingt fois, cent fois les mêmes mots d'amour?...C’est vrai qu’en poésie bien des exceptions sont permises, mais là encore pourquoi éloigner toujours la poésie de la vie quotidienne et la vie quotidienne de la poésie ?

    Mais tout cela est normal et compréhensible. Notre société, surtout la société européenne occidentale, est malade, malade de crise d’individualisme. On nous a fait croire à l’école que l’important c’était de former notre personnalité. Et on nous a dit que pour développer cette personnalité nous devions être unique, ne ressembler à personne. Alors, emprisonnés par cet idéal trompeur, nous avons voulu imposer à tout ce qui passait sous nos mains ou dans notre esprit, des formes qui ressemblent justement à ces personnalités uniques que ne doivent surtout pas se répéter et se ressembler.

    Et le pire, c’est quand on arrive au sens profond des mots, au delà de l’apparence : c’est là que la tyrannie de l’ « individu » se fait le plus sentir. Il ne faut surtout pas confondre un mot avec un autre. S’il s’agit de mots techniques, je veux bien le comprendre, ce serait gênant de confondre une roue avec un volant ou un cerceau. Mais lorsqu’il s’agit de mots qui expriment les sentiments, la recherche de la vie, la volonté, la lutte pour survivre, combien les mots ont besoin les uns des autres pour s’épauler, se donner de la force, s’unir ensemble en symphonie.

    C’est la même chose que la réalité de la personnalité. Je veux être sûr d’être unique, alors je dois absolument me distinguer des autres, m’opposer à eux, me montrer différent, pas de confusion surtout ! C’est sûr que je vais réussir, ma pauvre personnalité ne pourra s’harmoniser avec personne, personne ne voudra de moi, je resterai toujours dans mon coin. C’est cela que je désire vraiment, de tout mon être ? Mais d’où vient cette peur que les autres m’empêchent d’être unique ? C’est vrai qu’il y a eu des régimes totalitaires qui ont fait de populations entières des sociétés malades où chacun devait ressembler aux autres, mais ce n’est pas le danger que nous courons aujourd’hui dans nos pays occidentaux modernes.

    Je devrais une fois pour toutes être tranquille que je suis unique, que je le veuille ou non, que les autres le veuillent ou non. Et c’est là que l’expérience de la rencontre réelle, sincère et confiante avec l’autre va changer ma vie. Plus j’accepte d’entrer en l’autre, de me perdre même en lui par moments et plus je vais me retrouver moi-même, mais enrichi de la vie de l’autre en moi : c’est cela l’aventure de l’humanité qui ne peut qu’aller vers un avenir meilleur tant qu’il restera au moins quelques personnes pour croire à cette force de la rencontre...

    Nous nous sommes peut-être égarés en chemin dans notre discours ? Non pas du tout ! Ce que je voulais dire c’est que les mots, les verbes surtout, qui sont le cœur et le moteur des phrases, sont faits à notre image. Un pauvre mot peut rester fier d’être unique et irremplaçable, il nous servira de temps en temps pour un travail bien précis, mais on le laissera le plus souvent de côté. Tandis qu’il est des mots, des verbes, comme liberté, confiance, joie et souffrance, entrer, donner, chercher, vouloir, se battre ou accueillir, qui nous interpellent tous les jours et à chaque instant, qui s’appellent et se répondent, qui s’enrichissent lorsqu’on les rapproche ou lorsqu’on les compare, qui nous donnent un sens nouveau chaque fois qu’on les fait vibrer en unité et en symphonie avec d’autres mots, uniques comme eux et pourtant si semblables.

    Cette rubrique « En vie de vocabulaire » et sa sœur « Au cœur du verbe » voudraient être justement une humble provocation, une recherche passionnée pour trouver dans les mots que nous utilisons chaque jour une âme qui nous ramènera au sens profond de notre vie, à l’harmonie des êtres et de l’univers dans laquelle nous pouvons plonger sans fin ou de laquelle nous pouvons au contraire nous échapper dans un coin en croyant que, tout seul ou toute seule, nous serons plus nous-mêmes. A bientôt... pour un prochain article !


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  • Commentaires

    1
    Samir N
    Samedi 21 Février 2015 à 16:28

    Intéressant, bien écrit, les mots et les verves dansent et chantent.

     

    2
    Maha F
    Mardi 24 Février 2015 à 18:31

    Plus j'accepterais  de rentrer dans l'autre, jusqu'a parfois me perdre en lui, plus je me

    retrouverais moi-meme, mais " enrichie de la vie de l'autre". 

    C'est surtout la derniere partie de la phrase qui constitue pour moi cette ouverture 

    dont tu parles.ce qui etait mort deviens envol , liberation et enrichissement.!

    si les mots ont besoin les uns des autres pour s'epauler et se donner de la force

    Ua plus forte raison nous les humains. 

     

     

     

    3
    Hayat
    Vendredi 6 Mars 2015 à 16:15
    Je signe ce que Maha a écrit !
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