• Janine

    [Cet article exceptionnel devrait être une surprise pour les 90 ans, lundi 10 août, de notre chère amie Janine. Janine ne lit ni mon blog, ni Facebook, alors prière de ne rien lui dire de cette surprise, merci]

    Quand je suis rentré au Liban dimanche dernier, j’ai écrit un article sur mon retour, où j’ai mis tout mon cœur, en parlant aussi du défi qui m’attendait avec tous mes amis libanais. Mais jamais je n’aurais pu imaginer l’explosion apocalyptique qui allait se produire.

    Que dire après cette ultime épreuve qui frappe encore le peuple libanais ? Continuer à croire en un avenir possible ? Garder malgré tout l’espoir ? Certainement, mais il y a des moments où on a presque honte d’être homme et où l’on ne sait plus quoi dire. Et j’avais envie de me taire pour une fois et d’attendre quelques jours avant de reprendre mon blog, pour écouter en profondeur la souffrance de tous ces amis qui n’en peuvent plus.

    Mais voilà qu’on me demande de faire une surprise à Janine pour ses 90 ans lundi prochain. Alors j’ai mis ensemble tous mes sentiments contradictoires, toute cette confusion qui commençait à traverser mon esprit et mon cœur et j’ai décidé de vous parler cette fois-ci de Janine… et vous allez comprendre pourquoi…

    Quand je suis arrivé au Liban, tout jeune, il y a presque 50 ans, mes amis m’ont presque tout de suite fait connaître Janine, avec sa compagne Souad et son institut pour enfants sourds (l’IRAP, institut de rééducation audio-phonétique). C’est que lorsque mes amis sont arrivés au Liban en 1969, un an et demi avant moi, pour donner leur vie pour le peuple libanais, à la demande des Libanais eux-mêmes, Janine les a tout de suite accueillis de tout son cœur et leur a fait sentir que le Liban est une famille avant même d’être un pays. Et Janine ne nous a plus quittés.

    Elle est tellement entrée en symbiose avec nous et nos projets, qu’on aurait dit l’histoire de l’œuf et de la poule : on ne sait plus jamais qui a commencé le premier. Quand nous étions fatigués, Janine nous invitait à nous reposer à l’IRAP, même si alors elle n’avait pas encore tellement de moyens. Et elle ouvrait toujours toutes ses portes et son temps, en te faisant sentir unique au monde.

    Quand nous ne savions pas où nous réunir, il y avait les salons de l’IRAP qui étaient notre berceau. Puis elle nous faisait connaître ses amis, toutes ces personnes en particulier qui s’étaient consacrées comme elle et Souad au service des malades, des handicapés, des plus démunis. Quand la guerre est arrivée, à peine quelques années plus tard, et que nous avons dû quitter parfois Beyrouth en catastrophe, Janine nous invitait à nous réfugier chez elle. Nous étions comme des sardines, les uns presque sur les autres, dans tous les angles de la maison, là au moins où on pouvait être à peu près à l’abri des éclats d’obus, loin des fenêtres, mais toujours de façon digne, presque confortable, dans la paix d’une confusion qui se transformait en harmonie.

    Et tout cela au milieu de ces enfants qui n’entendaient pas et qui entraient dans le jeu, comme Janine et Souad. Jamais je n’ai connu comme cela des enfants qui auraient pu avoir peur de la vie ou des relations avec les autres à cause de leur handicap, et qui étaient les premiers à sourire, à te donner courage, avec ce regard brillant qui exprimait tout cet enthousiasme de l’enfance ou de la jeunesse, à travers les gestes ou les yeux, là où les paroles n’arrivaient pas.

    On aurait dit une ruche d’abeilles, un orchestre symphonique en plein concert, une mosaïque merveilleuse, un puzzle où tous les morceaux s’imbriquaient harmonieusement les uns dans les autres. Et au milieu de tout ça la baguette magique du chef d’orchestre parfois visible, parfois discrète, toujours présente, toujours proche, toujours rassurante. Cette personne qui n’était plus toute jeune et qui dormait au milieu de ces enfants tout de même parfois turbulents, avec juste une petite chambre de deux ou trois mètres carrés pour s’y reposer de temps en temps. Mais nous, nous ne la voyions jamais se reposer.

    Et puis cette ouverture perpétuelle sur le monde, sur les souffrances des autres, comme si ne suffisaient pas celles des enfants de l’IRAP, où chacun avait sans doute déjà son petit drame personnel. Et là encore on ne savait plus si c’était Janine qui nous entraînait à nous ouvrir au dehors ou nous qui la poussions. Ces enfants orphelins qui venaient de voir leurs parents massacrés devant eux et qui allaient devenir pour toujours les enfants de Janine, Souad et Thérèse, qui s’étaient jointe à elles…

    Ces réfugiés du sud du pays qui arrivaient sur les trottoirs au bord de la mer, en ayant tout perdu, et que nous allions ensemble accompagner dans de nouveaux quartiers en inventant en même temps pour eux garderie pour les enfants, atelier de couture pour les dames, dispensaire pour les malades, activités pour les jeunes… Le principe de Janine, c’était, et c’est toujours, de mettre ensemble les gens et de leur faire partager leurs talents et on arrive à des résultats surprenants.

    Janine est un génie de l’imagination au service des autres. L’imagination de créer toujours de nouvelles activités pour produire, pour vendre par exemple des douceurs, des plats cuisinés, des objets décoratifs pour la maison, etc. pour que l’IRAP puisse continuer à recevoir des enfants, souvent de familles dans le besoin qui n’ont pas de quoi payer leurs études ou leur séjour à l’IRAP, et pour payer toute cette ruche d’experts, d’éducateurs, de collaborateurs de toutes sortes qui tournent autour de l’IRAP. C’est que Janine sait mettre chacun en valeur et tout le monde a soudain envie de donner sa vie, comme Nicole qui a tout quitté à son tour pour l’IRAP, parce que c’est tellement beau de le faire quand il y a une telle compréhension d’amour réciproque autour de soi.

    Mais inutile d’allonger ici la liste pour ne pas devenir trop long. Pourquoi avoir écrit tout cela ? Pour dire simplement que nous admirons Janine ? Ce serait la mettre sur un piédestal qui lui ferait du mal, car Janine est trop proche des gens et ce qu’elle fait de bien ou de positif, elle ne le fait jamais toute seul. Alors pour dire que nous l’aimons beaucoup ? Certainement. Mais pour dire surtout aujourd’hui, après toutes ces années de belles aventures ensemble, que Janine n’est pas seulement Janine. D’abord, il y a bien d’autres « Janine » dans ce pays, quand on sait regarder un peu autour de nous…

    Et puis Janine n’est pas née toute seule. Elle ne vient pas comme cela de je ne sais quel néant ou quel hasard. Elle est le fruit d’un peuple qui s’est construit dans la fidélité et les épreuves au fil des siècles. Elle est le fruit d’une famille (elle avait d’ailleurs une mère exceptionnelle), elle est le fruit de traditions, de l’âme d’un peuple solidaire, généreux et accueillant. Janine est pour nous un symbole. Elle est la preuve que l’âme libanaise ne mourra jamais. Car il y a des gens comme elle qui savent aller au fond d’eux-mêmes et de leur mission au service de l’humanité, sans retourner jamais en arrière, sans jamais se plaindre, sans juger les autres, comme si de rien n’était et comme si cet amour universel était la chose la plus naturelle de ce monde. Tant que le Liban donnera des fruits de ce genre, il ne risque pas de mourir. Et c’est bien de s’en souvenir au milieu de la crise terrible que nous traversons depuis quelques temps.


  • Commentaires

    1
    Jean Fallah
    Jeudi 6 Août 2020 à 10:53
    Très cher Roland,
    Personne d'autre que toi n'aurait pu exprimer, en peu de mots et si magistralement, la vie et la grandeur d'âme de Janine avec ses compagnes de l'Irap, "symbole et preuve que "l'âme libanaise ne mourra jamais"...
    Un bel acte d'espérance que tu nous donnes dans ce Liban meurtri !!!
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    2
    Hayat Fallah
    Jeudi 6 Août 2020 à 15:50
    Je signe ce que Jean a écrit !!! Et...encore merci pour ton amour si vrai qui sait se faire un ! Si ce n'est pas ça donner sa vie , c'est quoi ?
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