• Ma vieillesse à moi

    Je commence par une petite aventure il y a trois ans dans un autobus de Rome, en route vers le Vatican. Il y avait une place libre à côté de moi. Un monsieur monte, qui devait avoir juste un an ou deux de plus que moi, et sans même attendre de s’être assis à la place vide il me lance, en italien, que je parle heureusement très bien : « Ah, comme je hais la vieillesse ! Je n’arrive pas à la supporter ! » Amusé par cette provocation, qui est une chose courante chez les Romains, les habitants de Rome d’aujourd’hui, je lui réponds du tac au tac : « Mon brave monsieur, vous n’avez pas de chance avec moi, parce que si je ne suis pas encore un grand expert de vieillesse avec mes 70 ans à peine achevés, je trouve quant à moi que la vieillesse est la plus belle période de la vie ! » Et comme ça a continué notre conversation.

    Eh, oui, maintenant j’ai déjà dépassé les 73 ans et je ne change pas d’avis, bien au contraire. Quelqu’un me dira que j’ai bien de la chance d’avoir globalement une bonne santé. Peut-être, mais je crois que n’est pas là la question. 73 ans, ce n’est tout de même plus 20 ans, ni même 40 ou 60. J’ai un grand-père qui est mort juste à cet âge-là et deux grands-mères encore bien plus tôt. Même si mon autre grand-père est arrivé à 90 ans et si ma mère est encore bien vivante en ce moment à 99 ans bien sonnés, 73 ans, ça se sent de tous les côtés. Je n’ai plus l’énergie d’autrefois, je n’ai plus fait l’expérience depuis longtemps de me lever le matin vraiment frais et dispos. Il y a toujours une fatigue générale qui me poursuit. J’ai déjà dû faire deux coloscopies pour être sûr que mes intestins n’avaient pas commencé une tumeur maligne. Mes dents se désagrègent l’une après l’autre. Mon dos ne peut plus rien porter. Je ne supporte plus les courants d’air et puis je vois que j’oublie et je suis de plus en plus maladroit à manier n’importe quel objet, sans compter que j’oublie de plus en plus… je ne me rappelle même plus ce que j’oublie pour vous le dire maintenant.

    Et alors qu’est-ce qui me rend aussi heureux d’être arrivé à cet âge un peu plus mûr ? Mais un tas de choses, voyons ! D’abord je suis devenu un homme libre. Je n’ai plus de travail professionnel et je peux organiser mes journées comme bon me semble. Et il me semble bon de chercher du matin au soir des gens à écouter, à réconforter, à accompagner, à visiter, à recevoir. Ma vie est devenue une sorte de carrefour d’échange avec tous genres de frères et sœurs en humanité que je trouve de plus en plus sympathiques. On dirait qu’en vieillissant on devient véritablement amoureux de toute l’humanité. On ne voit plus tellement les défauts, mais on a désormais un radar pour découvrir le trésor caché au cœur de chacun.

    Et cela je l’ai appris en particulier d’un vieil ami qui nous a quittés il y a 3 ans, à l’âge de 92 ans, et qui était rayonnant jusqu’à quelques heures de sa mort. A 90 ans il nous a appelés auprès de son lit de mort pour nous faire ses adieux conscients et émus. Le docteur prévoyait qu’il allait décéder dans la nuit. Mais en réalité il nous a bien eus, parce qu’il a recommencé à vivre encore deux ans. Il était bien faible désormais, entre son lit et sa chaise roulante, mais sa chambre était une sorte de salon où l’on venait respirer la joie, l’espoir et la confiance. J’ai vu des gens ressortir de chez lui les larmes aux yeux, bouleversés de voir une personne aussi près du ciel et en même temps si simple, si humble, toujours positive, malgré les souffrances de la maladie dont il ne se plaignait jamais. Alors j’ai compris qu’il devait avoir un secret et qu’il devait être possible d’être comme lui heureux jusqu’au bout.

    Ce serait trop long de vous dire ici tout ce qui fait mon bonheur, mais je peux vous dire au moins que je me sens libre parce que je n’attends plus rien de personne. Entendons-nous, je n’attends rien de précis et de concret, mais en même temps je sais que chacun peut être chaque jour un cadeau pour moi, et à sa façon qui m’arrive toujours comme une grande surprise. Alors pourquoi attendre des choses qui ne se produiront jamais et être donc continuellement déçus, au lieu d’être toujours ouverts aux nouveautés du moment de la vie qui ne manquent jamais ? J’ai décidé aussi d’être toujours positif et je me suis pris à mon propre jeu et je vous assure que ça marche. Quand j’étais jeune je n’avais pas de vrais amis. Maintenant j’en ai des centaines, et des vrais qui se multiplient comme une contagion d’amitié qui ne s’arrête plus et le seul problème c’est qu’il me faudrait des journées de cent heures pour contacter tout le monde. Mais le bonheur, c’est aussi se contenter du bonheur de chaque jour. Et il n’y a pas en tous cas de raison de s’ennuyer. Ni de me plaindre de ce qui ne va pas. D’abord je suis trop occupé à faire mes recherches de positif et puis si quelqu’un va vraiment mal, c’est une occasion de faire du bien à l’humanité et en fin de compte tout devient une occasion de s’aimer encore plus, alors qu’est-ce que ça va être quand j’aurai 99 ans comme ma mère, je n’aurai même plus la place pour gérer tout mon bonheur. Et si vous ne me croyez pas, venez me voir, vous changerez vite d’avis…


  • Commentaires

    1
    Ghassan
    Samedi 13 Novembre 2021 à 14:31
    Merci pour ce très beau partage, hâte de vieillir comme toi Roland
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