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    Je me suis donc retrouvé, ce soir de janvier 71, dans la communauté qui allait être ma famille pendant dix ans, avant que commencent les changements d’un pays à l’autre. J’étais bien jeune : 22 ans. J’avais encore tout à apprendre de la vie et je dois beaucoup à ces premiers compagnons qui m’ont accueilli, encouragé, supporté quand il le fallait.

    Le plus âgé était Guido, il avait le double de mon âge, 44 ans. Une personnalité exceptionnelle, ancien partisan dans la guerre contre les fascistes en Italie, ancien communiste, reconverti à la vie chrétienne à travers le témoignage révolutionnaire des Focolari. Guido était d’une grande humanité et d’une grande culture. Les repas avec lui étaient toujours animés, jeux de mots, conversations politiques, considérations culturelles les plus variées (il aimait beaucoup en particulier le cinéma et la musique), on en sortait toujours enrichi. Guido était notre responsable pour le Moyen Orient et allait le rester jusqu’en 85.

    Par ordre d’âge, il y avait ensuite Alain, 37 ans, un des premiers Français à avoir adhéré au Focolare. Il était toujours en donation, toujours empli de sagesse, d’une sagesse brillante qui savait attirer, une sagesse qu’il aimait  partager avec quiconque, et rayonnant d’une grande charité. Alain enseignait le français dans des collèges des Sœurs des Saints-Cœurs (congrégation locale très active dans la région) dans la montagne au-dessus de Beyrouth.

    Puis un autre Français encore (au début tout se passait encore en français dans nos rencontres au Liban, car nous ne savions pas encore l’arabe) de 32 ans, Pierre. Lui aussi d’une grande intelligence mais qui n’aimait pas apparaître. Pierre était le plus souvent silencieux, même s’il n’était pas le dernier quand il s’agissait de plaisanter avec les mots comme Guido. Il était d’un grand dévouement, d’une attention concrète à toutes les personnes : il a laissé au Liban beaucoup d’amis quand il a dû quitter le pays en 85, lui aussi, à cause de la guerre. Pierre avait trouvé un bon travail de directeur administratif dans une entreprise commerciale.

    Venait ensuite Ricardo, Argentin de 26 ans, d’origine syrienne, donc tout près au Liban des racines de ses ancêtres, toujours joyeux, dynamique et taquin (si tu avais manqué une rencontre importante, il te regardait d’un air moqueur en se frottant les mains et te disait : « Ah ! Tu n’étais pas là avec nous, quel dommage, c’est vraiment impossible à raconter ! », puis il te racontait quand même ce qui s’était passé). Ricardo était aussi un excellent cuisinier, il avait beaucoup de goût pour décorer la maison et t’aider à acheter des habits. Il avait commencé comme Pierre sa vie au Focolare par le centre de Tlemcen en Algérie. Il étudiait l’arabe et travaillait dans une imprimerie. Nous partagions la même chambre et c’était beau pour moi de m’ouvrir à travers lui à une culture différente.

    Enfin l’autre jeune de la bande, Rino, 22 ans comme moi, mais mon aîné quand même de quelques mois, Italien de la région de Bergame, excellent mécanicien à l’origine mais devenu au Liban par son travail un spécialiste des machines d’imprimerie et qui connaissait une grande partie des  imprimeries de Beyrouth où on l’appelait pour des réparations ou le montage de nouvelle machines sophistiquées. J’étais bien content d’avoir ainsi un compagnon de route du même âge. Nous allions faire ensemble beaucoup de belles choses surtout dans le monde des jeunes. Rino allait quitter Beyrouth pour un centre des Focolari de Côte d’Ivoire en 87, mais combien de gens au Liban se souviennent de lui et ont été très heureux de le revoir ainsi que Pierre pour la fête des 40 ans du Mouvement en 2009.

    Mes nouveaux amis étaient déjà au Liban depuis environ un an, depuis octobre 69 pour Pierre et Ricardo qui étaient arrivés les premiers. En mai 70, après une première période d’hébergement dans la procure des Frères Maristes au centre ville, Mère Marie-Henriette Ghanem, qui avait été observatrice au concile Vatican II et supérieure générale des Sœurs des Saints-Cœurs, qui nous avait connus et nous encourageait beaucoup (Guido l’appelait notre « cardinal protecteur »), nous avait aidés à trouver un magnifique appartement au deuxième étage d’un immeuble neuf sur la colline d’Achrafieh. 44 ans plus tard le focolare de Beyrouth n’a pas encore changé d’adresse. Il s’est seulement multiplié avec d’autres appartements en ville et à la montagne.

    J’ai tout de suite été ébloui par la luminosité de ces grandes baies vitrées, avec vue sur la mer et sur la montagne (malheureusement un nouvel immeuble allait se construire tout près quelques années plus tard et nous empêcher de voir la mer). Le propriétaire, Mr Harouny, avait travaillé toute sa vie dans des cafés et des restaurants de Beyrouth où il avait pu amasser assez d’argent pour faire étudier ses enfants (le Dr Raymond, excellent pédiatre, et sa sœur Doris, enseignante de littérature française dans une université libanaise) et pour construire ce bel immeuble. C’étaient nos premiers voisins et amis en même temps, scandalisés par le fait que six hommes vivent ensemble et ne se font même pas aider par quelqu’un pour le ménage ou la cuisine ou simplement pour évacuer les ordures : dans la société libanaise traditionnelle où les hommes avaient encore un peu honte de s’adonner à certaines tâches ménagères, c’était un témoignage un peu nouveau !

    Et puis il y avait aussi déjà toute une petite communauté d’amis qui nous avaient connus pour la plupart lors des deux premières Mariapoli à Champville, ces rencontres d’été faites pour mieux connaître le Mouvement et son idéal, en 69 et 70. A l’invitation de quelques Libanais qui avaient découvert notre présence en Italie ou ailleurs, des focolarini avaient pu venir d’Algérie et d’Italie, ainsi que les focolarines d’Istanbul et d’Alger, pour organiser l’évènement. Ulisse et ses compagnons avaient même fait le voyage de Tlemcen au Liban avec leur vieille Mercedes en contournant toute la Méditerranée par le Nord : Espagne, France, Italie, Yougoslavie, Bulgarie, Turquie et Syrie ! Avaient été particulièrement touchés Maurice, qui habitait à quelques centaines de mètres du Focolare, engagé jusqu’au cou dans l’Eglise locale (scouts, Caritas...), Janine et Souad qui avaient fondé l’IRAP (institut de rééducation audiophonétique) qui accueillait des enfants sourds chrétiens et musulmans avec un grand dévouement, Soeur Agathe, religieuse de Saint-Joseph de l’Apparition qui avait commencé à nous faire connaître sa famille, des jeunes du MJO, , et puis aussi Charles (qui avait embauché tout de suite Pierre et Rino) et d’autres familles comme la sienne engagées avec les Equipes  Notre-Dame, Farouk, collègue de travail de Pierre et Rino, génie du bricolage et du fer forgé et d’autres encore. On était toujours les uns chez les autres, j’étais étonné de la vivacité des relations sociales vécues au Liban (il n’y a qu’à voir la grandeur des salons, comme si les Libanais pensaient à recevoir les autres avant même de penser à leur propre vie privée). Quand on se retrouvait, une fois par mois, dans notre salon pour la rencontre de la « Parole de Vie » nous étions en général une bonne quinzaine et l’échange était toujours bien vivant.

    C’était la belle époque du Liban, qu’on appelait alors la Suisse du Moyen Orient. Un beau pays, celui où coulent « le lait et le miel » comme le dit la Bible. La mer et la montagne : tout de suite la montagne, jusqu’à 3000 m d’altitude, beaucoup de vallées plus verdoyantes au centre et au Nord (avec ses fameux cèdres), plus sèches au Sud (il y a quand même aussi de beaux cèdres au Sud), mais toujours avec des panoramas à couper le souffle, avec ce Mont Sannine enneigé pendant plus de six mois de l’année qui surplombe la mer et Beyrouth du haut de ses 2700 m. Mais ce petit paradis faisait déjà des envieux. Le Liban a toujours été en danger au milieu des conflits qui ont ravagé ce pauvre Moyen Orient dès l’antiquité. Quand Fede, notre responsable mondial à Rome (pour les focolarini) m’avait parlé de cette idée de chercher un travail au Liban, il m’avait dit par honnêteté : « Mais tu sais, on dit qu’il pourrait bientôt éclater une guerre au Liban, tu aurais peur d’y aller ? » (Il y avait eu déjà quelques escarmouches entre des réfugiés palestiniens armés et des soldats de l’armée libanaise). J’avais répondu un peu naïvement à Fede : « Je ne sais pas, je n’ai pas fait l’expérience de la guerre, je ne pense pas que j’aurais spécialement peur ». Je n’imaginais pas ce qui m’attendait et ce qui nous attendait tous quelques années plus tard.

    En attendant, me voici plongé dans cette Beyrouth, ce cap enserré dans la mer de presque tous les côtés, ses vieux quartiers plus traditionnels, ses rues plus populaires, des commerces partout, ses immeubles aux formes les plus variées, beaucoup d’élégance dans l’architecture, même si souvent c’est sans harmonie d’ensemble, on sent que Beyrouth a grandi trop vite sans qu’on ait eu le temps de trop coordonner les détails. Mais comment en vouloir à ce peuple tellement dynamique qui n’a jamais été suffisamment en paix pour penser justement à certains détails et qui voulait surtout vivre, s’étendre, sans se demander trop le pourquoi ni le comment ? Au début je me suis senti un peu perdu dans cette immense fourmilière, frappé par la vivacité des relations entre tous. En même temps je savais que j’étais là pour une mission, que j’avais un idéal à partager avec tous ces nouveaux frères et ces nouvelles sœurs. Mission impossible, responsabilité trop grande ? Mais d’abord je n’étais pas seul, et puis la responsabilité n’était pas directement la mienne, je n’avais fait que répondre à cet appel qui m’avait bouleversé : porter la paix et l’unité dans le monde. Celui qui m’avait appelé savait bien où il me conduisait. Et puis, même si je suis de caractère assez anxieux, j’ai toujours aimé l’aventure, comme si la vie était une immense chasse au trésor.

    J’ai bien vite appris à sillonner Beyrouth dans tous les sens, en voiture (mais je ne savais pas encore conduire), ou à pied ou en taxi-service, cette invention qu’on ne trouve pas en Europe, au moins dans les pays que je connais, et qui rend les communications si simples : pour peu d’argent on attend que le taxi se remplisse et on part, on nous dépose où on veut, on peut même monter au milieu du trajet en faisant signe, s’il y a une place libre, on bavarde avec le chauffeur, on fait connaissance, on voit comment vivent les gens... Comme nous étions d’ailleurs six et que j’étais le plus jeune et le plus maigre, quand nous devions sortir tous ensemble avec notre petite R4 Renault, je finissais toujours dans le coffre, pour aller au cinéma à Hamra, par exemple, de l’autre côté de la ville. Je me souviens même qu’une fois j’avais été méchant avec Guido : caché dans le coffre j’avais imité l’aboiement d’un chien (j’étais spécialiste d’imiter les chiens et les moustiques) et Guido avait eu une peur bleue ; je ne savais pas que, pendant la guerre en Italie, les fascistes l’avaient attrapé dans le maquis et mis en prison avant de le condamner à mort, avec des chiens qui ratissaient la montagne !

    Je dois dire qu’au début les Libanais m’impressionnaient. Moi qui étais assez timide, qui venais de la région de Lyon, la ville de mon père, où les gens sont bien rigides, très gentils mais très respectueux, trop respectueux les uns des autres (on ne se touchait jamais à Lyon, c’est à peine si on s’embrassait en famille), je me retrouvais tout d’un coup avec des gens qui se présentaient tout de suite comme des amis avec qui on se connaît depuis toujours, on te tape sur les épaules, sur la tête, sur le ventre, on te prend par la main, par le bras, on s’embrasse continuellement. Une chose me gênait surtout : j’avais l’impression que tout le monde me regardait dans la rue. J’avais déjà eu cette impression dans le Sud de la France, là où on est plus proche de la Méditerranée : Papa disait que ces gens étaient mal élevés ; à Lyon on ne dévisage pas les gens dans la rue (au moins quand j’étais jeune, car j’ai vu que Lyon a un peu changé ces dernières années). Je pensais que cela se voyait trop que j’étais étranger. Et puis un jour nous sommes allés en visite dans un village. A l’entrée du village, j’ai vu que déjà tout le monde nous regardait, jetait un tas de regards à notre voiture. Et alors j’ai compris : ces gens n’étaient pas impolis, au contraire, ils nous regardaient parce qu’ils voulaient bien nous accueillir dans le village, ils devaient comprendre en un clin d’œil qui nous étions et chez qui nous allions. En France regarder l’autre dans la rue est impoli, au Liban regarder celui que tu croises parce que peut-être tu le connais ou tu peux commencer une relation avec lui, c’est le comble de la politesse. En France la vie dans les grandes cités est devenue anonyme, au Liban c’est encore la mentalité de village à visage humain qui prédomine. Alors j’ai compris : notre quartier d’Achrafieh avec ses centaines de milliers d’habitants, tout Beyrouth même, étaient encore comme de grands villages où il fait bon se connaître. Et peu à peu j’ai découvert en moi comme un aspect caché de ma personnalité, sans doute plus méditerranéen, peut-être dû à ma maman corse qui avait été assez étouffée dans la famille de Papa, et au bout de quelque temps j’ai fini par me sentir de mieux en mieux dans cette nouvelle patrie, comme un poisson dans l’eau. Tout était prêt pour une longue aventure ensemble.

    Et on a vite commencé à sillonner aussi tout le Liban : il n’est pas très grand au fond avec ses 10.452 km2. On mettait à profit les week-ends en particulier pour répondre à des invitations à droite et à gauche, du Nord à Tripoli, au Sud près de Saïda, à l’est à Zahlé dans la plaine de la Bekaa (où, de l’autre côté des monts du Liban, près de la Syrie le climat est déjà plus sec, plus désertique) et aussi dans beaucoup de ces villages du Metn ou du Kesrouan, plus près de Beyrouth où on nous attendait. Un des premiers dimanches, Rino m’a emmené à Zahlé : « Je vais te faire connaître les enfants de ce couple que tu as vu à Paris. » Et ainsi s’agrandissait peu à peu comme une tache d’huile le cercle de nos connaissances.

    Mais comment en si peu de temps, autant d’amis et de contacts ? C’est sans doute une spécialité du Moyen Orient et en particulier du Liban. Le Libanais est curieux de nature, ouvert aux nouveautés, tâchant d’être toujours à la dernière mode, il a toujours été un pont entre l’Orient et l’Occident, entre l’Europe et le monde arabe, et c’est bien pour cela aussi qu’il a toujours été un remarquable commerçant, déjà il y a 2000 ans, du temps des Phéniciens. Et dans les années 70 le Focolare était en quelque sorte une nouvelle mode, au moins dans les milieux chrétiens : ce n’est que bien plus tard que nous avons commencé à avoir aussi de vrais amis libanais musulmans.

    Au Liban, l’hospitalité est sacrée, c’est important d’inviter, de combler son hôte. Je me souviens qu’une fois, à Faraya, dans ce petit village à 1500 m d’altitude, je m’étais extasié devant une belle pierre naturelle de la montagne qui avait été transformée en un cendrier original : eh bien, on m’a dit : « Elle est à toi ! » et malgré mes protestations j’ai dû rentrer chez nous avec ce nouveau cadeau qui a bien vite trouvé sa place dans notre salon. Parfois on t’invite à un repas somptueux, abondant, avec ces spécialités au boulghour ou à la tahineh (sorte de farine huileuse de sésame) qui n’ont pas l’équivalent en Europe et bien d’autres délicieuses surprises comme la kébbé blabniyeh que Blanche savait si bien faire, le tout arrosé d’arak, cette boisson nationale, sorte d’anisette au goût délicat. Mais si on t’invite seulement pour un moment il y a toujours un tas de choses à grignoter sur les petites tables du salon qui se multiplient en un clin d’œil, un bon apéritif avec des biscuits salés, toute une variété de graines, de cacahuètes, d’amandes naturelles ou grillées, avec des filaments de carottes ou de concombres et un bon thé, une bonne tisane à l’anis où à tous les goûts qu’on puisse imaginer. Et puis le rite principal, c’est le café : on ne peut pas quitter la maison tant qu’on n’a pas bu le café, et ce n’est pas le café tellement liquide qu’on boit en France, c’est le fameux « café turc » sans filtre qu’on te sert avec un parfum particulier inimitable. On est toujours bien traité au Liban. 

    Une autre qualité du Liban, c’est son climat. Six mois de soleil c’est tout de même quelque chose. Il pleut bien pendant l’hiver (hiver, en arabe parlé, est le même mot qui veut dire la pluie), il y a parfois des averses abondantes, de la neige qui descend jusqu’à 600 m d’altitude, mais à partir du mois d’avril il fait presque toujours beau. On profite donc bien de la montagne et de la mer. Les Libanais se vantent toujours du fait qu’au début du printemps on peut encore skier sur les pentes du Sannine et nager une heure plus tard dans la baie de Jounieh où l’eau est déjà bonne. Au Liban, à l’époque où commençaient à se multiplier les plages privées qui s’appelaient Saint Georges ou un tas d’autres saints, nous allions comme la plus grande partie des gens à « Saint balech » (qui veut dire en libanais : « saint gratis », belles plages populaires qui malheureusement sont de plus en plus rares aujourd’hui). Rino et moi, qui savions à peine nager, nous avons dû vraiment nous jeter à l’eau comme tout le monde. Je n’oublierai jamais le jour où nous avons décidé de nager, dans la crique du petit port de Bouar, à 30 km de Beyrouth, jusqu’à une barque qui nous semblait si loin mais qui n’était peut-être qu’à 10 m de la rive. Le problème c’est que déjà nous n’avions plus pied et c’est là que nous avons vaincu pour toujours notre peur. Combien de fois, pendant toutes ces années nous avons fait des vacances à la mer, en nageant pendant des kilomètres : c’est à Bouar que tout avait commencé (quand les gens disent : « Ce n’est pas la mer à boire. », je leur réponds qu’au Liban nous avons bien mieux, nous avons « la mer à Bouar »). Et tout ceci n’est qu’un petit exemple pour dire combien de choses, banales ou importantes de la vie de tous les jours j’ai apprises au Liban, qui m’ont complètement transformé.

    Comme beaucoup de gens désiraient justement nous connaître, on nous appelait continuellement à venir donner notre témoignage, devant des classes d’élèves de certains collèges, dans des communautés religieuses ou  avec des groupes de familles. Une fois Guido, appelé à donner son témoignage à une classe de jeunes filles, avait un peu réprimandé l’enseignante qui les accompagnait, peut-être parce qu’il voulait se sentir plus libre de parler directement aux élèves. Cette enseignante ne s’était pas découragée et avait invité Guido à la maison : c’était Gilberte qui, avec son mari Michel et Jacques et Pierrette, puis Robert et Nelly, allaient devenir les premières familles-focolare du Moyen Orient. Et je n’oublie pas cette fois où nous nous sommes retrouvés avec toutes les mères supérieures des Saints-Cœurs : à un certain moment elles se sont tournées vers moi, comme une bande de grand-mères un peu attendries et m’ont demandé comment je vivais l’obéissance en communauté. Ce n’était pas l’essentiel de notre spiritualité où l’amour réciproque passe bien avant l’obéissance, mais il faut croire que notre témoignage les avait touchées, parce que plusieurs mères supérieures nous ont invitées à leur tour dans leurs communautés.

    Et là il faudrait ouvrir tout un nouveau chapitre qu’on développera plus loin : celui de la Syrie. Quelques-unes de ces religieuses avaient en mars un dimanche de retraite à Hama, en Syrie, et nous ont demandé si nous pouvions animer cette retraite. Nous voilà donc partis, Guido, Ricardo (dont les ancêtres venaient justement de Hama et qui allait pouvoir connaître le pays de ses racines), Rino et moi. Première halte à Homs pour dîner et dormir. Comme les sœurs ne peuvent pas nous héberger chez elles, elles ont demandé aux Pères Jésuites, leurs voisins et pères spirituels, de nous donner l’hospitalité. C’est là que nous avons fait connaissance avec cette belle communauté des Pères Jésuites (qui a récemment eu un martyr en 2014 : le Père hollandais Frans Van der Lugt)  dont le Père Michel Brenninkmeyer, autre jésuite hollandais, récemment parti lui aussi pour le ciel, allait devenir l’âme de toute la communauté des Focolari de Syrie.

    Avec tout cela j’avais commencé à travailler. C’était important puisque nous vivons de notre travail. Au début, comme j’étais arrivé au milieu de l’année scolaire,  seulement quelques heures de catéchèse, pour faire connaissance avec le Collège des Frères Maristes où je devais commencer en septembre mon travail officiel de coopérant. C’était là aussi tout un monde nouveau. Je n’avais jamais encore enseigné de ma vie. Je montais avec les élèves dans un autocar du collège qui passait juste devant notre immeuble. Les Frères Maristes m’ont bien accueilli et aidé. Ils nous connaissaient bien puisqu’ils nous avaient déjà donné l’hospitalité pour nos Mariapoli et avaient même hébergé les débuts du Focolare dans leur procure du centre ville. Alain aussi m’encourageait, qui enseignait déjà le français dans deux écoles différentes. Un jour nous avions visité chez lui un de ses élèves de sixième, tout jeune et maigre avec ses onze ans et ses grands yeux brillants, malicieux : c’était Damien Kattar qui allait ensuite participer à nos activités avec les jeunes et devenir en 2005 ministre des Finances du gouvernement libanais.

    J’ai jusqu’ici dressé un tableau peut-être trop idyllique de mes débuts au Liban. Il y avait aussi des difficultés, bien sûr. Le climat chaud et humide de Beyrouth commençait à me peser au mois de mai, où je devais finir mon année de maîtrise de Lettres (à l’Ecole des Lettres de Beyrouth, section de l’Université de Lyon qui était justement mon université) : j’avais bien du mal à me concentrer au début. Heureusement j’allais tellement m’adapter à la chaleur que c’est le froid de l’Europe qui me gêne le plus maintenant.

    Et puis la principale difficulté c’était moi-même au fond, mon caractère, mes idées. J’avais du mal parfois à accepter les idées des autres, ce n’est pas toujours facile de vivre l’unité. Souvent, au lieu de construire l’unité, je la détruisais par mon entêtement. Je me souviens qu’une fois je suis allé me confesser à la cathédrale Saint Louis, au centre ville. Je ne savais pas comment expliquer au prêtre que j’avais détruit l’unité au focolare, alors je lui ai dit que j’étais trop attaché à mes idées : et lui de me dire : « Mais non, c’est bien, c’est important pour un chrétien, d’avoir des idées claires ! » Je voulais presque me mettre à rire, car je savais bien qu’à cause de moi l’atmosphère n’était plus aussi belle à la maison. Une fois je me suis vraiment disputé avec Ricardo. C’était un dimanche, on avait décidé d’aller se promener à Raouché, le long de la mer, près de la Grotte aux pigeons, personne ne se parlait, Ricardo et moi étions fâchés, Pierre, notre responsable en l’absence de Guido, n’osait rien nous dire et Rino, qui n’avait rien à voir dans tout ça, marchait tout seul devant, en attendant que la tempête se calme. C’est beau l’unité, mais ça ne s’apprend pas en deux jours !

    En avril, nous avions pu organiser une Journée-Rencontre ouverte à tous. C’était, comme l’année précédente à l’Hôtel Alexandre de Beyrouth. Pour l’occasion nous avions la joie d’avoir avec nous Aletta et les focolarines d’Istanbul, le focolare féminin le plus proche du Liban. Aletta est une des premières compagnes de Chiara et elle était alors responsable avec Guido de notre Mouvement pour tout le Moyen Orient. On se sentait déjà ensemble une belle famille. A moi on avait demandé de raconter un peu l’histoire de ma vie. Mais ce dont je me souviens le plus, c’est à la fin quand on a demandé aux jeunes présents dans la salle s’ils seraient contents de se retrouver plus souvent avec nous, plusieurs mains se sont levées et une nouvelle aventure a commencé. Il y avait là Rosette, la fille de Maurice, qui nous fuyait un peu au début (peut-être qu’elle pensait que le Focolare c’était l’affaire de son père) et qui allait devenir la première focolarine libanaise. Et puis Josyane, son amie. Et puis Joseph, le neveu de Soeur Agathe, avec sa soeur May et son frère Bechara. Et d’autres encore. Au début nous avions surtout beaucoup de contacts avec le monde des scouts, très dynamique. On se retrouvait le dimanche à la messe des jeunes à l’Eglise de Saint François à Hamra, où la messe, animée par un orchestre avec guitares et batterie, avait beaucoup de succès.

    Fin juillet a eu lieu la 3e Mariapoli de Champville. Avec la présence des Focolares d’Istanbul et d’Algérie, nous étions un bon groupe pour animer la rencontre, sans compter les focolarines du Gen Verde, orchestre de la cité-pilote de Loppiano, venues spécialement pour l’occasion comme l’année précédente, et qui ont beaucoup contribué à l’atmosphère de joie et de famille, caractéristique de ces retrouvailles avec Jésus au milieu de nous. Et déjà un bon nombre de nos amis libanais étaient présents comme levain dans la pâte et non plus seulement comme invités. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de religieuses de différents ordres et surtout de plus en plus de familles. Avec Rosi, du focolare d’Istanbul puis d’Alger (qui allait devenir plus tard la secrétaire personnelle du Cardinal Ratzinger) nous nous occupions des enfants qui étaient déjà nombreux. Parmi ces familles il y avait Jacques, le frère de Janine, et sa femme Pierrette, Michel et Gilberte, Antoine et Wadad, Jean et Hayat, Anis et Jacqueline et bien d’autres encore. Un grand nombre de ces familles étaient liées aux Equipes Notre-Dame. Le dernier jour, à la dernière heure, sont arrivés aussi Robert et Nelly Sikias avec chacun un enfant sur les bras : en écoutant les témoignages de la conclusion de la Mariapoli, Robert s’est exclamé : « Ou bien ils sont tous fous, ou bien il y a ici le doigt de Dieu ! » Eux non plus n’allaient plus nous lâcher. Robert était un ancien novice des pères jésuites, d’une grande culture, devenu à la suite de son père un grand commerçant de légumes secs, avide de construire avec Nelly une famille où Dieu ait la première place : il allait être comblé. Nelly allait être notre première amie arménienne : les Arméniens sont eux aussi un peuple merveilleux qui a beaucoup souffert et beaucoup d’Arméniens ont trouvé refuge, le siècle dernier, au Liban et dans tout le Moyen Orient.

    Quant à Jacques, il avait une personnalité vraiment unique. S’il n’existait pas on aurait eu du mal à l’inventer. Jeune ingénieur très brillant, il était toujours en mouvement, toujours plein d’initiatives, avide d’en savoir plus, d’organiser du nouveau ; on allait passer toute une vie ensemble. Sa femme Pierrette, dans sa patience, sa douceur et ses marques d’attention pour chacun, me faisait imaginer comment avait pu être Marie de Nazareth, qui était aussi de cette région. Ils avaient déjà deux petits enfants, une fille de deux ans et un garçon de quelques mois. Michel et Gilberte venaient eux de quitter la Syrie en catastrophe, à l’époque de la révolution dans leur pays. Ils venaient de recommencer une nouvelle vie au Liban avec leurs trois garçons. Michel était délicat, réservé, toujours accueillant, Gilberte, un petit volcan de charité en activité. Un jour chez eux nous rencontrons Gisèle, la sœur de Gilberte, mariée aussi, avec deux enfants. Quelle ne fut pas la surprise de Gisèle de reconnaître en nous ses anciens voisins de l’immeuble d’en face. Elle s’était demandé qui pouvaient être ces hommes qui vivaient ensemble : des religieux ? Mais en voyant la chemise rouge de Rino, elle se disait que c’était impossible. Elle avait maintenant la réponse et allait devenir elle aussi une de nos plus dynamiques volontaires. Et comme cela, de connaissance en connaissance, commençait à grandir naturellement notre petite famille.

    Après la Mariapoli, Janine et Souad nous ont proposé de nous reposer chez elles à l’IRAP, à Aïn Aar, à 20 km de Beyrouth (à 600 m d’altitude on y ressent déjà un peu de fraîcheur, en particulier le soir). L’IRAP n’était pas encore développé comme il allait l’être par la suite, mais il y avait déjà de la place pour tout le monde. Quand on commence dans un nouveau pays à lancer cette famille qui voudrait faire naître Jésus au milieu de nous, se répète toujours l’histoire de Bethléem. Où trouver un lieu pour nous accueillir, pour développer nos activités ? Au Liban c’est l’IRAP qui a été notre grotte de Bethléem, et on ne saura jamais les remercier suffisamment pour cela. On s’y trouvait toujours bien, il y avait toujours un repas prêt pour te rassasier, même si tu n’avais pas averti de ta venue. Et puis cette famille de petits sourds où les plus grands servaient déjà de parents aux plus petits, allait devenir notre famille. Bien des sourds se sont d’ailleurs lancés avec nous dans cette vie d’unité, sans complexes. Au contraire, à l’IRAP on dirait parfois que les handicapés c’est nous, parce que nous n’avons pas cette attention, ce regard perçant, ce désir de communiquer coûte que coûte qui t’entraîne et t’émeut en même temps.

    A la fin de nos vacances scolaires, Alain me propose de l’accompagner en voiture à Istanbul. C’est un voyage fascinant. La Turquie est un pays tellement riche de beaux paysages, montagnes, plages, souvenirs d’histoire, de l’histoire des premiers siècles chrétiens en particulier. Un beau moment d’amitié et d’échange pendant les longues heures de route. A Istanbul nous allons rendre visite aux focolarines. Agape nous emmène au Phanar où nous attend le Patriarche Athénagoras (qui s’était rencontré avec le Pape Paul VI, après presque 1000 ans de division entre les Eglises d’Orient et d’Occident, comme signe de réconciliation entre les deux Eglises). Il était désormais arrivé à sa dernière année sur terre (il allait nous quitter en juillet 72). Je n’oublierai jamais cette visite, ce vieillard aux yeux brillants et malicieux comme ceux d’un enfant, les douceurs qu’il nous offre. A un certain moment il m’étreint dans ses bras de géant : je me retrouve dans sa barbe où, pour un court instant, je ne vois plus rien : c’était bien émouvant. Au retour par la Syrie, nous nous arrêtons chez nos amis jésuites de Homs. Quelle joie de retrouver le Père Michel ! Lors de notre première visite, il écoutait seulement et n’avait pratiquement rien dit, laissant aux anciens de la communauté le soin d ‘animer la conversation. Mais alors il nous raconte combien il avait été touché par notre premier passage. Pendant l’été, en visite chez ses parents résidents en Angleterre, il avait voulu en savoir plus, il avait participé à une Mariapoli locale et il avait été définitivement conquis. Il avait commencé déjà à mettre en pratique l’idéal de l’unité autour de lui et les premiers jeunes voulaient eux aussi en savoir plus, comme Elias, âgé alors de 16 ans qui allait devenir le premier focolarino syrien.

    Le thème de la Mariapoli était, cette année-là, « la charité pour idéal ». Vraiment j’avais de quoi remercier Dieu de m’avoir envoyé dans ce pays spécial, avec ce peuple tellement ouvert, tellement mûri par ses longs siècles d’histoire souvent douloureuse, et toujours désireux de vraies et belles nouveautés. Lorsque j’étais à notre Ecole de formation à Loppiano en 69, Chiara nous avait raconté comment Dieu lui avait fait entrevoir la beauté de son dessein sur le Moyen Orient, cette région de la famille, de l’incarnation, que Jésus avait choisie pour descendre sur terre parmi les hommes. Quel don immense du ciel d’être ici et de pouvoir participer à cette aventure divine en voyant à quelle vitesse le témoignage de Jésus au milieu de nous était capable de porter du fruit au delà de nos limites et de nos faiblesses !

     

                                                                           


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