• Ce chapitre 9 de Marc est extraordinaire. La vision déjà tellement inouïe de ce Dieu descendu sur la terre va encore s’élargir : vision de Dieu, vision du dessein de Dieu sur l’humanité et vision de l’humanité toutes ensemble. On ne pourra pas sortir de la lecture de ce chapitre comme on y était entré, ou alors cela voudrait dire que nous n’avons rien compris, comme les gens du temps de Jésus. Et, pour nous, après 2000 ans de christianisme, il n’y a plus d’excuses.

    Le chapitre commence par cette phrase un peu mystérieuse : « Amen, je vous le dis : parmi ceux qui sont ici, certains ne connaitront pas la mort avant d’avoir vu le règne de Dieu venir avec puissance. » Et, de fait, trois des disciples vont avoir tout de suite une vision exceptionnelle, inédite, de ce règne de Dieu descendu sur la terre. Les miracles de Jésus étaient déjà une manifestation de cette « puissance » de Dieu. Mais là, c’est comme si l’on était tout à coup transporté au paradis, dans une autre dimension que les apôtres n’arrivent même pas à décrire, tellement cela va bien au-delà de toutes les limites de notre vie terrestre habituelle.

    « Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean et les emmène, eux seuls, à l’écart sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux. Ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur telle que personne ne peut obtenir une blancheur pareille. Elie leur apparut avec Moïse, et ils s’entretenaient avec Jésus… Survint une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée une voix se fit entendre : ‘Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le.’ » C’est la deuxième manifestation de la Trinité, de la grandeur du Père et de la relation toute spéciale qui existe entre le Père et le Fils : nous sommes entrés à l’intérieur du mystère de Dieu. Ceux qui ont fait cette expérience ne seront plus jamais les mêmes, c’est comme une marque qui vous pénètre et imprime en vous une dimension divine qui ne s’effacera plus.

    La deuxième manifestation de la puissance du règne de Dieu est le miracle de la guérison de l’enfant possédé par un esprit qui le rendait muet. Nous sommes revenus là à un aspect plus ordinaire de la mission de Jésus, mais au fond rien n’est ordinaire en lui : chaque miracle est une nouvelle surprise. « Jésus, voyant que la foule s’attroupait, interpella vivement l’esprit mauvais : ‘Esprit qui rends muet et sourd, je te l’ordonne, sors de cet enfant et n’y rentre plus jamais !’ L’esprit poussa des cris, secoua violemment l’enfant et sortit. L’enfant devint comme un cadavre, de sorte que tout le monde disait : ‘Il est mort.’ Mais Jésus, lui saisissant la main, le releva et il se mit debout. »

    La troisième manifestation de la puissance du règne de Dieu n’est pas aussi évidente à saisir au premier abord. C’est même une puissance cachée : Dieu présent dans les enfants et les plus petits. Si l’on y pense, c’est le comble de la puissance, un Dieu capable de se faire si petit qu’à peine on va remarquer sa présence : c’est le miracle de presque toute la vie terrestre de Jésus qui s’est tellement fait « un » avec l’humanité qu’on pourrait ne pas même le voir. Et pourtant il est bien là : « Celui qui accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille ne m’accueille pas moi, mais Celui qui m’a envoyé. » N’est-ce pas là encore un miracle extraordinaire ? Non seulement Jésus révèle sa présence dans ces enfants et ces tout petits, mais il va jusqu’à nous dire que toute la Trinité est là aussi contenue : Celui qui a envoyé Jésus, le Père lui-même, est caché dans l’enfant que nous allons accueillir. La vision est maintenant complète : du ciel, du paradis, à l’humanité la plus humble et la plus faible, en passant par les miracles de guérison, Dieu est bien présent partout et cela donne le vertige si on comprend réellement ce qui se passe.

    Dieu se donne ainsi de plus en plus à être connu. Encore faut-il être extrêmement attentif, car il pourrait passer devant nous sans même que nous le voyions. Il est d’ailleurs remarquable de constater combien Marc utilise ce verbe « voir » tout au long de notre chapitre : de Jésus qui voit, aux apôtres, à la foule et à nous-mêmes maintenant. « … avant d’avoir vu le règne de Dieu… » « … ils ne virent plus que Jésus seul avec eux. » « Jésus leur défendit de raconter à personne ce qu’ils avaient vu… » « Ils virent une foule qui les entourait… » « Aussitôt qu’elle vit Jésus, toute la foule fut stupéfaite… » « Dès qu’il vit Jésus, l’esprit secoua violemment l’enfant… » « Jésus, voyant que la foule s’attroupait, interpella vivement l’esprit mauvais… » « Maître, nous avons vu quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton nom… » Il faut ouvrir tous ses sens, tout son cœur et toute son intelligence si l’on veut vraiment accueillir Jésus, sa vie et son message.

    Mais quelle méthode Jésus emploie-t-il pour se révéler et révéler le règne de Dieu à travers lui ? Il y va par étapes. Pour se manifester dans sa transfiguration il n’apparait qu’à Pierre, Jacques et Jean, les témoins privilégiés de sa divinité. Mais, « en descendant de la montagne, Jésus leur défendit de raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. » Jésus veut-il faire une secte, réservée à une élite de quelques personnes choisies ? Certainement pas. Tout l’Evangile est là pour nous montrer qu’il voudrait sauver toute l’humanité, jusqu’au plus petit, au plus faible, au plus malade. Un passage est assez éclairant à ce sujet, c’est celui où les disciples voudraient avoir le monopole de la compagnie de Jésus et ils se font rabrouer par lui. « Jean, l’un des Douze, disait à Jésus : ‘Maître, nous avons vu quelqu’un chasser des esprits mauvais en ton nom ; nous avons voulu l’en empêcher, car il n’est pas de ceux qui nous suivent.’ Jésus répondit : ‘Ne l’empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas aussitôt après, parler mal de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous. »

    Mais il sait bien, en même temps, qu’il ne peut pas se montrer tout de suite à tout le monde. C’est déjà si difficile de se faire comprendre aux apôtres les plus proches. S’il se montrait ainsi à la foule, elle deviendrait folle, elle en ferait un roi, une idole, dans le sens le plus éloigné du message qu’il vient apporter à l’humanité. Alors il dose ses apparitions et son enseignement : un peu de vérité, un peu d’explications, la vérification progressive qu’on a commencé à le comprendre. Mais il ne peut pas en faire beaucoup plus pour l’instant. Il est d’ailleurs toujours dans ce dilemme de vouloir tout donner, mais de ne pas le faire trop vite car il risque d’accélérer l’heure de la persécution et d’être arrêté dans sa mission avant d’avoir donné l’essentiel. « Jésus traversait la Galilée avec ses disciples, et il ne voulait pas qu’on le sache. »

    Les réactions des apôtres comme de la foule sont en général bien à côté de ce que Jésus aurait voulu. Tous sont stupéfaits, ils ont peur, ils continuent à être bouleversés. La réaction de Pierre à la transfiguration est celle de quelqu’un qui ne sait plus bien ce qu’il dit : « Pierre alors prend la parole et dit à Jésus : ‘Rabbi, il est heureux que nous soyons ici ! Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Elie.’ De fait il ne savait que dire, tant était grande leur frayeur. » A leur retour parmi les autres, les trois apôtres vont respecter la consigne de ne rien dire, mais « tout en se demandant ce que voulait dire : ‘ressusciter d’entre les morts.’ » Encore une fois ils n’arrivent pas à comprendre grand-chose. Ensuite on nous montre la foule « stupéfaite » de voir Jésus, avant même qu’il accomplisse son miracle. Plusieurs fois ses disciples interrogent Jésus : ils essayent au moins de comprendre un peu. Mais souvent « ils avaient peur de l’interroger. »

    Mais ce qui est pire que la peur ou l’incompréhension, c’est lorsqu’on croit avoir compris et qu’on fausse complètement le message de Jésus en le détournant de son but, ou pour ses propres intérêts. « Ils arrivèrent à Capharnaüm, et, une fois à la maison, Jésus leur demandait : ‘De quoi discutiez-vous en chemin ?’ Ils se taisaient, car, sur la route, ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. » Là est le point essentiel. L’important n’est pas de connaître Dieu, les esprits mauvais aussi le connaissent bien. L’important c’est d’entrer dans la dynamique de la Trinité, celle de notre vision des quatre verbes : être, accueillir, donner ou se donner et refuser. Tout est là de nouveau. Lorsque les disciples détournent l’amitié de Jésus pour leurs propres ambitions, lorsqu’ils veulent dominer au lieu de servir, tout va être gâché. Et Jésus doit expliquer une fois de plus que qui veut le suivre doit être « le serviteur de tous. » A la suite de Jésus, nous sommes là pour donner notre vie à nos frères et pour les accueillir : se donner et accueillir. Et pas accueillir seulement les personnes les plus capables ou les plus importantes comme le fait normalement la société autour de nous, mais accueillir les plus petits et les plus faibles. « Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa et leur dit : ‘Celui qui accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille ne m’accueille pas moi, mais Celui qui m’a envoyé.’ »

    Et pour refuser toute forme de triomphalisme et préparer les disciples à l’épreuve de la croix, Jésus continue à annoncer ce qui va bientôt se passer. « Pourquoi l’Ecriture dit-elle, au sujet du Fils de l’homme, qu’il souffrira beaucoup et sera méprisé ? » « Il les instruisait en disant : ‘Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes ; ils le tueront et, trois jours après sa mort, il ressuscitera.’ » Là Jésus demande un pas de plus à ses disciples et à chacun de nous, c’est le pas de la foi. Croire est, à un moment donné de notre conversion, un véritable saut dans le vide. Car mêmes les miracles les plus évidents ne suffisent pas pour croire. Il faut se jeter entre les bras de Jésus et lui faire confiance, croire qu’après la mort il y aura la résurrection, croire qu’aucun obstacle ne peut résister à sa puissance et à son amour. C’est cela que Jésus met en valeur chez le père du petit enfant possédé par un esprit mauvais. « Si tu y peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié pour nous ! » supplie-t-il. « Jésus reprit : ‘Pourquoi dire : ‘Si tu peux.’ ? Tout est possible en faveur de celui qui croit.’ Aussitôt le père s’écria : ‘Je crois ! Viens au secours de mon incroyance !’ »

    La fin de notre chapitre est alors terrible. « Celui qui entrainera la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer. Et si ta main t’entraine au péché, coupe-la. Il vaut mieux entrer manchot dans la vie éternelle que d’être jeté avec tes deux mains dans la géhenne, là où le feu ne s’éteint pas. Si ton pied t’entraine au péché, coupe-le… Si ton œil t’entraine au péché, arrache-le... » Je ne vais pas entrer ici dans un commentaire complet de ces phrases célèbres, il y faudrait des pages et des pages. Je note seulement que l’important pour Jésus c’est de sauver ces « petits » qui ont commencé à croire. Jésus est là pour mettre en chaque homme la semence de la foi et de l’amour, cette vie trinitaire qui nous attend. Mais nous sommes tous faibles. Nous avons beaucoup besoin de nous aider les uns et les autres à fortifier cette foi, à croire que Jésus triomphera vraiment de tous les obstacles. Le scandale dont parle ici Jésus indirectement n’est pas je ne sais quelle faute morale en soi, comme on le pense trop souvent, tout ce qui va par exemple contre les dix commandements, mais tout ce qui empêche mes frères de rencontrer Dieu. La cupidité, l’attrait du pouvoir, la domination des plus faibles, la corruption, la haine, la violence et bien d’autres choses encore peuvent être un obstacle qui empêche un homme de bonne volonté de trouver Dieu et surtout lorsque ces attitudes scandaleuses sont vécues par quelqu’un qui a une responsabilité dans la société, ou, pire encore, dans l’Eglise.

    Il y a donc ici une question de responsabilité. Je ne me mets pas à suivre Dieu pour mon bienfait personnel, mais pour toute l’humanité. A partir du jour où j’ai commencé à adopter la lumière du Christ, je deviens un phare pour mes frères, un exemple qui peut les aider à progresser. Si, à un certain moment, j’ai des attitudes qui sont le contraire de cette lumière, ma responsabilité est énorme et c’est à cela que Jésus veut nous faire réfléchir. Il le fait peut-être ici comme on fait peur à un enfant pour lui éviter de tomber dans un piège qui lui ferait du mal. C’est sans doute une forme de pédagogie divine. De là à penser que le pauvre homme qui a été source de scandale pour son frère va finir en enfer… je crois qu’il faut bien revoir ces phrases dans leur contexte. Car on pourrait dire que l’homme qui pèche est à son tour devenu ce « petit », ce « malade » qui a bien besoin du réconfort divin et de la miséricorde de Dieu. Nous sommes tous en cordée, en route vers ce règne de Dieu et rien d’étonnant si nous avons tous besoin les uns des autres, tour à tour, pour aller de l’avant. C’est cela que Jésus nous souhaite à la fin du chapitre : « Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix entre vous. » Jésus n’est pas venu former seulement des hommes forts (pleins de « sel ») capables de le suivre, mais une communauté, une famille. Il a bien dit : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. » C’est désormais ce « nous » qui est important et qui rend chacun important en lui-même en communion avec les autres à l’image de cette Trinité qui a commencé à se révéler.

     

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    Perles de la Parole

     

    « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le. » (9,7)

    C’est comme lors du baptême de Jésus au Jourdain. Jésus tient à ce que nous soyons conscients que son Père est toujours là, avec Lui. Jésus est le « Fils bien-aimé du Père ». La Trinité est d’abord une histoire d’amour. Dans n’importe quelle circonstance le Père est présent dans le Fils, avec Lui, près de Lui, il ne fait qu’un avec Lui. Mais le Père est invisible. Il faut le miracle de la transfiguration pour noter enfin sa présence. Nous manque-t-il alors vraiment l’essentiel, dans notre vie de tous les jours, puisque la présence du Père est cachée ? Non, il ne nous manque rien : il suffit d’ « écouter » le Fils, c’est comme si nous écoutions le Père. La vie en Dieu est là tout entière dans l’accueil et dans l’écoute. Comme c’est simple au fond. Le Père ne nous dit pas autre chose. Si nous passions notre journée à écouter Jésus dans notre cœur, dans le cœur de nos frères et sœurs et à suivre ses indications, ses conseils, ses désirs, nous n’aurions plus rien d’autre à faire !

     

    « Pourquoi dire : ‘Si tu peux.’ ? Tout est possible en faveur de celui qui croit. » (9,23)

    « Je crois ! Viens au secours de mon incroyance ! » (9,24)

    Ces deux phrases qui se répondent sont tout un programme. Comme il suffit d’écouter, il suffit aussi de croire. Les mots du paradis ne sont pas compliqués, mais cela ne veut pas dire qu’ils soient faciles à vivre. Chacun est invité à croire. Mais qu’est-ce que croire ? Encore une fois, c’est un des verbes les plus extraordinaires qui soient, si l’on revient à nos verbes de base, accueillir et donner ou se donner. Car croire est tout cela à la fois. Croire en Jésus, c’est l’accueillir de tout son cœur, ce n’est pas d’abord une question de doctrine comme on le dit souvent. L’image traditionnelle du dépôt de la foi peut malheureusement faire de la confusion dans les esprits, car croire veut dire accepter Jésus tout entier sans condition, sans tout comprendre justement, sans tout savoir, sans savoir à l’avance tout ce qui va se passer avec Jésus. Et c’est en même temps se donner à Lui complètement, comme Lui s’est donné à nous et continue à le faire à chaque instant. Croire ne veut pas dire que tout est clair. Croire c’est être un incroyant qui sort à chaque instant de son incroyance. Si nous étions sûrs de tout, si nous étions déjà au paradis avec la vision de Dieu face à face, il n’y aurait plus besoin de croire, nous contemplerions simplement ce paradis comme une évidence devant nous, en nous, autour de nous. Mais nous sommes encore sur la terre et croire, c’est se jeter à l’eau en expérimentant que ce mouvement de confiance la plus grande possible en ce Dieu que nous ne voyons pas encore est déjà une expérience de paradis qui peut grandir chaque jour, mais qui est à recommencer à chaque instant avec une immense persévérance, beaucoup de chutes et de tentations, étapes obligées vers une foi toujours plus forte et plus belle.

     

    « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » (9,35)

    La phrase est ici bien claire. Mais que veut dire « vouloir être le premier » ? Si c’est vouloir dominer les autres, être plus forts qu’eux, plus riches, plus puissants, alors l’affirmation de Jésus est bien claire. Il n’y a pas de place au paradis pour ceux qui pensent avant tout à eux-mêmes. Vivre en Dieu, c’est vivre d’abord pour les autres dans cette dynamique trinitaire de la réciprocité où je m’occupe de l’autre de tout mon cœur, sûr qu’en même temps l’autre fait la même chose avec moi et Jésus au milieu de nous, avec le Père et l’Esprit nous emportent dans leur courant d’amour infini. Mais « vouloir être le premier » pourrait aussi être un désir plus noble, être le premier en vertu, en amour, en sainteté, rien de blâmable à première vue. Les apôtres voulaient peut-être être les plus grands avec Jésus pour illuminer l’humanité. Eh bien, même ces désirs, apparemment plus saints que d’autres, n’ont pas vraiment leur place au paradis. C’est toujours la même logique. En Dieu, on ne passe pas son temps à se regarder soi-même. En Dieu, on vit pour servir les autres, pour donner sa vie pour les autres et pour Dieu lui-même, c’est cela être le premier, c’est la plus grande des libérations, car on est finalement libre de l’esclavage de soi-même, on n’a plus qu’à vivre pour les autres et c’est alors qu’on est pleinement réalisé, car la vie de Dieu coule en nous sans plus d’obstacle.

     

    « Celui qui accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille ne m’accueille pas moi, mais Celui qui m’a envoyé. » (9,37)

    Encore une phrase qui est un trésor caché ! Si on prend cette phrase à la lettre, on pourrait se demander s’il n’y a pas une erreur. Car Jésus nous demande d’accueillir « en son nom » cet enfant, ce petit. Et que veut dire accueillir en son nom, sinon prendre la place de Jésus lui-même. Je vais être Jésus qui accueille de tout mon cœur cet être faible que je rencontre et que je peux réconforter, servir, aimer. Mais, en même temps, je découvre soudain que Jésus est aussi présent dans cet enfant, cet être fragile. Alors où est vraiment Jésus ? En moi ou dans cet enfant ? C’est là qu’est le miracle : Jésus est présent des deux côtés à la fois, si l’on peut dire. C’est le miracle de la présence de Jésus au milieu de nous dont parle l’Evangile de Matthieu (Mt 18,20). Jésus est à la fois en moi, dans l’autre et au milieu de nous deux, de nous trois… La Trinité a pénétré en nous et nous avons pénétré dans la Trinité. Il suffit de sortir de soi, d’être Jésus pour l’autre et nous allons trouver Jésus partout. L’aventure vient de commencer et elle ne finira plus jamais.

     

    « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous. » (9,40)

    Pourquoi la vie de l’Eglise, la communauté des chrétiens, est-elle si compliquée ? Et pourquoi d’abord sommes-nous encore à ce point divisés ? C’est toujours pour la même raison. C’est qu’au lieu de regarder et d’écouter Jésus, de regarder et d’écouter l’autre qui représente Jésus et de donner la vie pour lui, nous n’arrêtons pas de nous comparer les uns aux autres. « Celui-ci n’a rien compris. » « Ceux-ci sont dans l’erreur. » « Celui-là prétend aimer Jésus, mais c’est lui qui divise l’Eglise. » Et, en général, ce sont toujours les autres qui ont tort, bien entendu. Jésus nous a donné de beaux commandements. Au lieu de penser simplement à les mettre en pratique, nous passons notre temps à nous juger les uns et les autres, à nous diviser entre bons et mauvais, à nous prendre pour des maîtres de la loi chargés de mettre une note à chacun comme le jury d’un examen. Et pendant tout ce temps où nous sommes là à juger, à comparer, à critiquer, nous oublions d’aimer, de pardonner, de servir. Il y a peut-être autour de nous des gens en difficulté qui n’arrivent pas à aimer, mais connaissons-nous le fond de leur cœur pour oser les juger ? Pourquoi ne nous mettons-nous pas au service de leur faiblesse, comme certains ont fait avec nous quand nous étions perdus et nous ont remis sur le droit chemin ? Nous qui avons tellement reçu, qu’attendons-nous pour donner aux autres à notre tour ? Si chacun de nous faisait sa part en ce sens, les divisions de l’Eglise se termineraient en un seul jour. Alors, vraiment, qu’attendons-nous ?

     

    « C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel cesse d’être du sel, avec quoi allez-vous lui rendre sa force ? Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix entre vous. » (9,50)

    On peut sans doute trouver beaucoup d’interprétations à la signification du « sel » dans ce chapitre de Marc. Le sel, c’est ce qui donne du goût et en même temps un élément indispensable à la santé. Le sel, ce ne peut être ici que la vie de Dieu en nous et entre nous. Et, pour être conséquents avec cette découverte que nous continuons à faire, pas à pas, à la lecture de l’Evangile, cette découverte du cœur de la vie trinitaire qui est accueil et don dans la réciprocité, ce sel ne pourra pas être autre chose que cette dynamique trinitaire en nous et parmi nous. Notre mentalité occidentale qui tend à l’individualisme a enlevé beaucoup de sel au message du Christ. On nous a formés pendant des générations à un idéal de sainteté qui risquait d’être trop personnel, trop égoïste en fin de compte. Cette petite phrase qui relie le « sel » à « la paix entre nous », n’est-elle pas une confirmation de ce que nous avons trouvé à chaque page de notre Evangile, le lien tellement étroit entre l’amour de Dieu, l’amour du prochain et surtout la réciprocité de cet amour, à l’image de ce que le Père, le Fils et l’Esprit vivent ensemble et pour nous de toute éternité ?

     

     


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  • Nous voici finalement arrivés au huitième chapitre de notre Evangile. Aux yeux de tous les exégètes, c’est un chapitre extrêmement important, un chapitre charnière. Nous en sommes presque à la moitié de l’Evangile selon Saint Marc, qui est le plus court de tous. C’est le chapitre de la déclaration de Pierre : les apôtres commencent finalement à comprendre.

    Mais voyons d’abord rapidement tout le déroulement de notre texte. Tout commence par un nouveau miracle, la seconde multiplication des pains : « Ils mangèrent à leur faim, et, des morceaux qui restaient, on ramassa sept corbeilles. Or, ils étaient environ quatre mille. » Puis surviennent les pharisiens qui demandent « un signe venant du ciel. » Mais Jésus ne perd pas de temps avec eux, cette fois-ci. Il les quitte rapidement après leur avoir dit : « Aucun signe ne sera donné à cette génération. » Jésus se retrouve ensuite seul avec ses disciples, toujours en chemin, à pied ou en barque d’une rive à l’autre du lac. Il essaye une première fois de voir ce que ses disciples comprennent, mais le résultat semble assez décourageant : « Vous ne comprenez pas encore ? » En route, « on lui amène un aveugle et on le supplie de le toucher. » Et Jésus guérit l’aveugle : encore un miracle par amour pour cette humanité malade, mais sans doute aussi pour convaincre un peu plus la foule et surtout les disciples que c’est bien Dieu qui est ici à l’œuvre.

    Nous en arrivons alors à une nouvelle tentative de Jésus pour voir si les disciples vont enfin comprendre : « Pour les gens qui suis-je ? » Et finalement : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Et c’est là que Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie.’ » C’est la première fois que quelqu’un comprend vraiment qui est Jésus et le dit expressément : jusque-là seuls les esprits mauvais semblaient avoir compris. Mais la profession de Pierre ne va pas encore bien loin. Lorsque Jésus explique ce que tout cela veut dire, tout ce que doit souffrir « le Fils de l’homme », voilà que Pierre le prend à part et se met « à lui faire de vifs reproches. »La réaction de Jésus est très forte : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Et Jésus explique alors longuement à la fois aux disciples et à la foule ce que sont ces « pensées de Dieu », une description extraordinaire sur le dessein de Dieu sur chaque homme que nous allons bientôt essayer d’approfondir.

    L’Evangile, la Bonne Nouvelle de Jésus, Fils de Dieu, prend maintenant un nouvel élan qui s’arrêtera seulement un moment,  pour mieux rebondir, à la mort de Jésus sur la croix, cette mort que Jésus commence déjà à annoncer ouvertement. C’est la révélation qui prend son essor. La vie trinitaire qui s’incarne, qui transforme tout sur son passage, qui guérit l’homme de ses infirmités, mais qui fait surtout entrer cet homme dans la dynamique justement de la Trinité. Il suffit de voir comment Jésus procède à cette nouvelle multiplication des pains. « Il ordonna à la foule de s’asseoir par terre. Puis, prenant les sept pains et rendant grâce, il les rompit et il les donnait à ses disciples pour que ceux-ci les distribuent ; et ils les distribuèrent à la foule. » On retrouve ici toujours le même mouvement trinitaire qui part du Père auprès duquel Jésus « rend grâce », c’est-à-dire que Jésus ne fait rien sans la bénédiction du Père dans l’Esprit. Le miracle n’est autre que cette vie d’accueil et de donation entre les Trois qui s’écoule maintenant sur l’humanité, qui s’élargit jusqu’à l’homme et qui entraine l’homme avec elle. Jésus donne les pains aux disciples pour qu’ils les distribuent à leur tour à la foule. C’est cela la vocation trinitaire de l’homme : accueillir de tout son cœur le don divin, en rendant grâce, et aussitôt en faire profiter son frère pour que celui-ci en fasse profiter à son tour un autre prochain : la dynamique de l’amour infini et éternel qui ne peut cesser que dans la liberté de la faiblesse de l’homme qui décide à un certain moment de ne plus suivre ce courant divin, mais qui peut tout de suite s’y remettre avec la même liberté. Dieu est là, qui donne et qui attend, toujours prêt et toujours discret, nous laissant l’initiative de continuer ou non son œuvre et son amour.

    L’homme est donc libre d’accepter ou de refuser ce message et cet amour. Et les pharisiens ont vraiment décidé de le refuser. Ils lui parlent maintenant directement. Ils sont en train de le chercher, ils surviennent à tout moment pour le déranger « pour le mettre à l’épreuve ». Jésus ne s’attarde pas avec eux, cette fois-ci. Il ne veut pas provoquer tout de suite les pharisiens outre mesure, car son heure n’est pas encore venue. Il reste donc encore assez prudent, même s’il refuse lui aussi de leur donner un signe. Il ne s’attarde pas avec eux, mais il est important de se rendre compte que, désormais, les pharisiens seront toujours là, comme un arrière-fond de la vie de Jésus, sa condamnation à mort qui n’attend que le bon moment pour se déclarer et s’exécuter. Comment Jésus devait-il vivre cela, lui qui comprenait tout ?

    Il est impressionnant de voir ensuite que les disciples n’ont pratiquement encore rien compris. Et c’est là une constante de l’Evangile de Marc, cet Evangile qui n’est autre que l’émanation des plus proches amis de Pierre. Pierre qui a donc recommandé d’écrire pour la postérité combien les apôtres, et lui le premier, étaient lents à ouvrir leurs yeux, leur esprit et leur cœur. Les miracles de Jésus non seulement n’aident pas encore les apôtres à saisir le message, mais on dirait qu’ils sont tellement forts, tellement inouïs que les pauvres disciples sont plus choqués ou abattus qu’émerveillés et reconnaissants. Quelle patience devait être celle de Jésus ! Cela nous encourage au fond, si l’on pense à la patience qu’il doit avoir avec nous encore aujourd’hui… « Vous ne voyez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur aveuglé ? Vous avez des yeux et vous ne regardez pas, vous avez des oreilles et vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ?... Vous ne comprenez pas encore ? »

    Et malgré cela, quelques pas plus loin, après le nouveau miracle de la guérison de l’aveugle, peut-être un peu moins impressionnant celui-là que la multiplication des pains, Jésus tente encore une fois de voir si les disciples vont finalement comprendre quelque chose : « Chemin faisant, il les interrogeait : ‘Pour les gens, qui suis-je ?’ Ils lui répondirent :’ Jean-Baptiste ; pour d’autres Elie ; pour d’autres un des prophètes.’ Il les interrogeait de nouveau : ‘Et vous, que dites-vous ? Pour vous qui suis-je ?’ Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie’ ». Ça y est, le message est arrivé ! Quel soulagement cela doit être pour Jésus, même si c’est un soulagement de bien courte durée puisque, comme nous l'avons vu un peu plus haut, Pierre va montrer tout de suite qu’il n’a compris que le début du message et non pas le tout en profondeur. Mais c’est extraordinaire de voir cette patience de Jésus avec nous, et sa méthode discrète de commencer par interroger, par attirer l’attention, par nous aider à exprimer les choses de nous-mêmes plutôt que de nous les imposer, si l’on peut dire, du dehors. (Même si Jésus ne parle en fait jamais du dehors !)

    Il ne suffit donc pas, pour suivre le Christ, de reconnaître qu’il est le Fils de Dieu, le Messie, il faut aussi entrer dans le cœur de sa vie et de son message et c’est là que les choses deviennent à la fois encore plus passionnantes mais aussi beaucoup plus difficiles. « Pour la première fois, il leur enseigna qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué et que, trois jours après, il ressuscite. » On peut  comprendre les reproches de Pierre qui a tout de même la délicatesse de prendre Jésus à part pour lui dire ce qu’il pense. Comment pouvait-il imaginer un seul instant que l’envoyé du Dieu tout puissant (il ne saisit évidemment pas encore que cet envoyé est aussi Dieu lui-même) doive souffrir et même être tué, puis ressusciter ? Mettons-nous à la place des disciples. La résurrection elle-même ne va pas tout leur faire comprendre : il y faudra l’intervention directe de l’Esprit Saint à la Pentecôte pour que tout soit clair. Nous sommes souvent comme cet aveugle guéri qui commence à voir les gens comme des « arbres » qui marchent, puis, après une nouvelle intervention de Dieu, se met « à voir normalement ».

    Jésus a donc vertement réprimandé Pierre, en présence des autres disciples, et maintenant voilà qu’il commence à s’expliquer pour la première fois sur le vrai sens de son message, en présence même de la foule (car les disciples ne sont qu’un passage, une médiation, c’est bien toute l’humanité que Dieu veut guérir). Révolution totale évidemment pour la mentalité humaine, telle qu’elle avait mûri jusque-là, mais révolution toujours valable pour l’humanité d’aujourd’hui qui continue si facilement à perdre le fil : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Evangile la sauvera. Quel avantage un homme a-t-il à gagner le monde entier en le payant de sa vie ? Quelle somme pourrait-il verser en échange de sa vie ? » Ces mots parlent d’eux-mêmes, même s’il est vrai qu’on se demande souvent comment les mettre en pratique dans la vie quotidienne. Mais il ne s’agit pas d’imiter ici des comportements ou des attitudes extérieures, il s’agit encore une fois d’entrer dans la logique de l’amour trinitaire où chacun des Trois ne vit que pour les deux autres, n’est jamais centré sur lui-même, mais « est » simplement là à accueillir l’autre et à se donner à lui dans la réciprocité. Tout mouvement d’arrêt dans cette dynamique éternellement féconde vient simplement gâcher la Vie de Dieu en nous et dans les autres. Le seul problème est que renoncer à soi-même sur cette terre veut dire souffrir et sentir le poids de la croix que nous étreignons, tandis qu’au paradis ce ne sera plus que jouissance et reconnaissance éternelles et sans cesse renouvelées, sans plus de possibilité de s’arrêter. Sur la terre, nous avons toujours la liberté, et la responsabilité, de nous arrêter, de ne plus marcher pour un moment à la suite de Jésus. Heureusement qu’il nous aime et qu’il nous a déjà tout pardonné. Ce n’est pas si tragique que cela au fond. Remercions ce Dieu qui a été tellement vrai avec nous, qui ne nous a rien caché de la vérité. Il nous a traités comme des personnes mûres même si nous ne l’étions pas encore vraiment : quelle confiance tout de même et quel amour infini, sans limites !

    Mais pour finir notre commentaire du chapitre 8 de Marc, je voudrais m’arrêter sur une considération assez surprenante : la place énorme de la négation et du refus dans notre Evangile. On ne va pas s’attarder beaucoup sur les négations normales de la vie de tous les jours qui sont déjà bien nombreuses : « Ils n’avaient pas de quoi manger. » « Ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans la barque. » « Vous ne voyez-pas ? Vous ne comprenez pas encore ? … vous ne regardez pas… vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ? » « Vous ne comprenez pas encore ? » Les négations sont souvent seulement la constatation des difficultés normales de la vie courante. Il faut reconnaître qu’elles sont déjà ici assez fortes.

    Mais venons-en au refus lui-même. Refuser est le dernier verbe de notre « vision des quatre verbes » qui illumine depuis le début notre recherche. Revenons-y un instant : « être », « accueillir », « donner » ou « se donner » et « refuser ». Les premiers verbes se comprennent très bien, dans cette logique de la vie trinitaire que nous venons à peine de rappeler. Mais pourquoi « refuser » ? Nous avons déjà dit une première fois que c’est d’abord un signe de la liberté et de la responsabilité de l’homme, qui n’est pas obligé de suivre Dieu comme une marionnette, mais qui a la possibilité de le refuser librement. Mais cette réalité va nous apparaître maintenant plus importante encore. D’abord, on doit sans cesse se rendre à l’évidence que nous sommes bien sur cette terre, nous ne sommes pas encore au paradis. Nous sommes entourés d’ « esprits  mauvais »  qui ne veulent pas suivre Dieu. Et bien des hommes les suivent malheureusement, et parfois même ceux qui devraient nous donner l’exemple, comme les pharisiens.

    Alors Jésus va d’abord nous montrer que, pour le suivre, il faut d’abord être conscient de ce mal qui s’introduit partout et le refuser. « Amen, je vous le déclare : aucun signe ne sera donné à cette génération. » C’est que Jésus doit faire face à tous ces gens qui veulent « le mettre à l’épreuve », qui vont le faire « souffrir », le « rejeter » et finalement le « tuer » (refus suprême et définitif). Et Jésus doit à son tour refuser toute cette confusion qui gagne même l’esprit des apôtres : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » La vie avec le Christ ne sera donc pas une promenade tranquille, mais une véritable bataille, où l’on devra « renoncer » à soi-même (autre forme de refus), prendre sa croix (le signe le plus horrible du refus du monde !) et être prêt à perdre sa vie (à la refuser) pour Jésus et l’Evangile. Sinon ce serait finalement perdre sa vie pour toujours et ne même plus pouvoir la racheter. Refuser est plus fort qu’une négation. On peut ne pas faire quelque chose simplement par oubli ou inattention, tandis que refuser, c’est dire non délibérément et souvent de manière définitive. Il y a là évidemment un choix sérieux à faire.

    Notre chapitre finit même par une sorte de menace divine : « Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les anges. » Menace réelle à prendre au sérieux ? Franchement je n’arrive pas à y croire. C’est plutôt sans doute la pédagogie d’un Dieu qui a peur pour nous et qui veut nous faire comprendre la gravité de nos bêtises, comme on fait peur à un enfant de quatre ans pour qu’il n’aille pas prendre une décharge électrique ou se jeter sous les roues d’une voiture en traversant la rue. Non, Jésus n’a jamais eu honte de nous et il n’aura jamais honte. Sinon il ne serait pas mort pour nous sur la croix : il n’a même pas eu honte de porter sur lui, par amour pour nous, la pire des ignominies ! Mais certainement nous le faisons souffrir chaque fois que nous nous détournons de lui et surtout nous nous faisons souffrir nous-mêmes et c’est cela qu’il essaye d’éviter par tous les moyens. Et c’est bien pour cela que son amour sait tour à tour, nous « accueillir, « se donner » à nous, mais aussi « refuser » notre médiocrité et notre inconscience. Quelle grandeur et quelle imagination toujours nouvelle de cet amour divin !

     

     

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    Perles de la Parole

     

    « Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ? » (8,12)

    Pourquoi Jésus s’indigne-t-il que cette génération, celle des pharisiens et des scribes de l’époque, demande un signe ? N’est-ce pas lui qui nous a dit un jour : « Demandez et vous obtiendrez. » ? Oui, bien sûr, mais ici c’est complètement différent. Jésus est venu tout donner à l’humanité. Il n’est pas encore à la fin de sa mission, il n’a pas encore donné sa vie jusqu’au bout sur la croix, mais il donne déjà tout, son temps, ses forces, son attention, son amour, sa puissance de guérison, sa sagesse, ses conseils, la vie du ciel qu’il porte en lui, mais ces scribes et ces pharisiens ne veulent rien voir. Ils font comme si Jésus n’avait rien fait. Comme si, à la fin d’un repas somptueux où la maîtresse de maison a mis tout son temps, ses forces et son amour, on lui demandait : « J’ai faim, tu n’aurais pas quelque chose à me mettre sous la dent ? », comme si tout le repas abondant n’avait servi à rien. Jésus nous apporte Dieu servi sur un plateau, sans que nous ayons presque à faire d’efforts pour le recevoir et bénéficier de son action et voilà qu’on lui demande encore un signe du ciel. On se moque de lui. Ou bien ces scribes et ces pharisiens sont tellement aveuglés qu’ils ne comprennent rien.

    Mais laissons de côté maintenant ces scribes et ces pharisiens et rappelons-nous que l’Evangile s’adresse à nous aujourd’hui. Combien de fois nous nous plaignons de notre vie, sans même penser à remercier Dieu de nous l’avoir donnée. Combien de fois nous perdons l’espoir ou la patience, aveuglés par nos petits ou grands problèmes quotidiens qui nous empêchent de voir la réalité. Et la réalité c’est que Dieu nous a tout donné et qu’il est là à nos côtés. Que voudrions-nous de plus encore ? Combien de fois nous prions pour obtenir des bienfaits et des miracles qui nous ont déjà été accordés mais que nous n’avons même pas su voir, pour des grâces qui nous sont tombées dessus sans même que nous nous en apercevions. Dieu est là et il ne nous abandonnera jamais, mais il demande quand même un peu plus attention à sa présence, avant de lui demander encore et encore une foule de miracles qu’il a déjà faits pour nous depuis longtemps et qu’il continue à faire. Ne sommes-nous pas encore debout et en vie ? C’est vrai que dans cette vie il y a aussi beaucoup de souffrances, mais voudrions-nous avoir le fruit de la souffrance sans passer par elle ? Voudrions-nous être traités encore mieux que Jésus lui-même ? Nous rêvons peut-être parfois comme de petits enfants gâtés, alors qu’en prenant la vie comme Dieu nous la donne, mais avec responsabilité, nous aurions déjà beaucoup de réponses à nos petits problèmes et nous commencerions à nous occuper plus sérieusement des problèmes des autres, des problèmes de cette humanité qui souffre autour de nous, et nous aurions beaucoup moins de questions pour nous-mêmes…

     

    « Vous ne voyez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur aveuglé ? Vous avez des yeux et vous ne regardez pas, vous avez des oreilles et vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ? » (8,17-18)

    C’est à peine croyable : que les scribes et les pharisiens ne comprennent rien, c’est assez logique, mais les apôtres alors, ceux que Jésus a choisis pour sa mission, ceux qui ont déjà fait tout un cheminement avec lui et qui ont été témoins de ses actions et de ses paroles ? Ils n’ont encore rien compris ? Evidemment Jésus exagère un peu, cela fait partir de sa pédagogie divine pour secouer un peu les apôtres et les réveiller. Mais, je ne sais pas si vous avez le même sentiment, toute cette histoire me donne beaucoup de courage et me console. Si les apôtres, les élus de Dieu, n’étaient pas capables de faire mieux, pourquoi nous scandaliser de nous-mêmes ou des autres quand nous nous apercevons que nous-mêmes avons bien des difficultés à comprendre, après 2000 ans de christianisme ? Tout cela devrait nous apaiser et nous faire contempler encore plus l’amour de ce Dieu qui a décidé de descendre du ciel pour nous alors que nous étions encore presque incapables de le recevoir. Mais sans doute s’est-il dit qu’attendre encore dix mille ans ou cent mille ans ne nous aurait pas fait mûrir beaucoup plus et qu’il était donc urgent de nous sauver. Si nous sommes un tout petit peu entrés dans le cœur de Dieu, c’est cela que nous devrions faire à notre tour : nous jeter à l’eau au milieu de nos frères pour leur donner cette vie que nous avons trouvée et ne pas trop nous préoccuper de voir si on nous comprend, puisque nous-mêmes souvent n’avons pas compris grand-chose. L’essentiel est finalement d’aimer et de donner notre vie : Dieu est le seul sans doute qui comprend vraiment ce qui se passe, faisons lui confiance !

     

    « ‘Pour vous qui suis-je ?’ Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie.’ » (8,29)

    S’il est vrai que souvent nous ne comprenons pas grand-chose, comme les apôtres, il est vrai aussi que, si nous voulons suivre Jésus, il est certaines réalités de base qui doivent être tout de même claires pour nous. La première c’est qu’avant toutes les actions, toutes les apparences, ce qui compte le plus c’est l’être de Dieu lui-même et l’être que Dieu a donné à chacun de nous. Jésus ne peut pas continuer sa mission tant que les apôtres n’ont pas compris au moins un peu qui « Il est ». Et Jésus est Dieu justement, Celui qui « est », ce Yahweh qui s’est révélé à l’homme le jour où il leur a dit son véritable nom : « Je suis Celui qui suis. » Le Messie est l’envoyé de Celui qui est, car il « est » lui-même comme Celui qui l’envoie. Cela devrait nous faire réfléchir et nous interroger tout au long de notre vie, tout au long de nos journées de travail et d’action. Tout peut être utile et important, à condition que nous n’oubliions jamais d’ « être » nous aussi et de laisser cet « être » suivre en nous son cours pour donner justement à notre travail et à notre action son véritable sens, au risque, sinon, d’être simplement comme des feuilles mortes agitées par le vent qui croient faire quelque chose car elles bougent, mais qui ont perdu pour toujours la possibilité de pouvoir ou de vouloir, de chercher ou de trouver, car elles ne sont plus branchées sur la vie de l’ « être » qui leur donne la sève pour aller de l’avant.

     

    « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (8,33)

    Jésus n’a évidemment rien contre les hommes, puisqu’il est venu donner sa vie pour eux. Ce qu’il dit ici de manière un peu provocante, c’est que les hommes qui se mettent à penser tout seuls, sans Dieu, courent le risque de se perdre complètement en chemin. Il nous faut redoubler d’attention si nous ne voulons pas tomber dans ce piège. Car on peut être rempli de bonne volonté et même d’amour pour les autres et avoir en même temps un esprit qui pense tout seul et qui pense n’importe quoi. La pensée est le dernier rempart du vieil homme en nous, disait quelqu’un. Sans que nous nous en rendions compte nous pensons à longueur de journée, nous jugeons les évènements et les personnes comme le monde le fait autour de nous. Nos pensées sont souvent de simples réactions instinctives guidées par la mode ou les apparences. Nous pensons une foule de choses dont nous aurions honte, si nous nous arrêtions à chaque instant à vérifier si véritablement c’est ainsi que nous sommes convaincus de penser. Alors que faire ? Apprendre à vivre chaque jour l’unité en nous entre le cœur, la volonté, l’esprit et l’action. Mais surtout apprendre à penser en unité avec ceux qui veulent comme nous suivre le Christ, car cela crée en nous un filtre qui nous empêche désormais d’accepter ou de redire stupidement toutes les pensées superficielles qui nous traversent l’esprit, comme Pierre l’a fait, en partant d’une bonne intention : il voulait empêcher Jésus de souffrir, mais il ne se rendait pas compte qu’il devenait ainsi un obstacle au plan de Dieu lui-même. De quoi nous convaincre d’être au moins un peu plus vigilants, sans trop nous plus nous préoccuper : la sagesse est un don de Dieu qu’il nous enverra peu à peu quand nous en aurons vraiment besoin.

     

    « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. » (8,34)

    On ne peut évidemment pas imaginer de déclaration qui aille plus à contre-courant de la mentalité ordinaire. Cette petite phrase est de la même dimension que tout le sermon des béatitudes. Elle révolutionne complètement notre vie. Elle est d’une logique qui nous échappe au départ et qu’on ne pourra comprendre qu’en la mettant en pratique. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’Evangile, c’est qu’on peut toujours essayer de le mettre en pratique et qu’on peut donc vérifier si ce que Jésus nous dit est vrai ou non. Et heureusement que nous avons devant nous des témoins de l’Evangile qui nous ont frayé le chemin et qui sont parvenus au but par cette méthode apparemment si étrange, preuve que la révolution de l’Evangile n’est pas une utopie.

    Mais je voudrais faire ici une considération à laquelle on oublie en général de penser, quand on lit cette fameuse déclaration de Jésus. Si on prenait cette phrase à la lettre, elle serait absolument impossible à vivre. Car Dieu nous demande d’un côté de nous arrêter (renoncer à soi-même) et de porter notre croix (qui devrait normalement nous écraser complètement de son poids, si c’est une vraie croix) et il nous demande de marcher à sa suite, de le suivre. Comment faire ? C’est qu’en réalité Jésus nous demande seulement de faire le premier pas vers lui, d’avoir l’intention de porter notre croix et en même temps la sienne. Mais la vérité, c’est que lui-même va porter tout de suite cette croix avec nous et nous allons la trouver soudain si légère que vraiment nous pourrons le suivre. Là est le secret de son amour. Renoncer à nous-mêmes pas pour nous arrêter de faire ou de vivre ce que nous faisons et ce que nous vivons, mais pour tout orienter vers lui. Car c’est en nous repliant sur nous-mêmes que nous risquons en fait de nous arrêter au lieu de le suivre. Et c’est en refusant notre croix que nous allons perdre notre chemin et ne plus savoir où trouver la route qui nous mène à lui.

     

    « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Evangile la sauvera. » (8,35)

    Si difficile et si simple à la fois. On dirait presque un jeu de mots. Jésus veut-il se moquer de nous ? Certainement pas. Il veut nous convaincre que le chemin pour le suivre est d’une toute autre logique que celle où le monde nous entraîne. Là aussi on sent le parfum des béatitudes. Mais si l’on comprend vraiment Jésus, si l’on entre avec lui dans cette logique de l’amour trinitaire qui nous a suivis jusqu’ici à chaque pas, alors tout s’illumine. Dieu est le premier qui se donne, qui donne sa vie, qui ne pense qu’au bien de l’autre qu’il rencontre ou qu’il crée. Le Père n’a pas le temps de penser à lui, de se replier sur lui, de vouloir se sentir important (il pourrait le faire, il est Dieu au fond !), il est entièrement pris par ce mouvement de donation réciproque où seul ce qui est important pour Lui c’est de se donner et de donner sa vie au Fils dans l’Esprit. Alors si nous voulons le suivre, nous aurions une manière meilleure que de nous mettre à faire comme Dieu, nous voudrions arrêter ce mouvement de donation réciproque pour le détourner sur nous-mêmes et je ne sais quel caprice ? Nous voudrions penser à être importants, là où Dieu lui-même pense que l’autre est important ? Là est sa grandeur et l’exemple qu’il nous demande de suivre. Il n’est certainement pas facile pour nous d’être Dieu, nous allons échouer mille fois par jour et nous relever. Mais il est là avec tout son amour pour nous aider. Alors l’important c’est d’avoir au moins les idées claires sur la direction à suivre et le reste viendra peu à peu avec l’aide de son immense miséricorde.

    « Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier en le payant de sa vie ? Quelle somme pourrait-il verser en échange de sa vie ? » (8,36-37)

    Je ne sais pas si vous comprenez comme moi cette phrase, mais Jésus a bien dit que ma vie est plus importante que le monde entier. N’est-ce pas inouï d’entendre et de penser une chose pareille ? Dieu m’aime tellement que j’ai pour lui plus d’importance que « le monde entier ». C’est cela le dessein de Dieu sur l’homme, sur chaque homme et chaque femme de cette terre. De quoi avoir le vertige. De quoi avoir aussi tellement plus d’amour et de respect au moins pour chaque personne que nous rencontrons et qui est pour Dieu tellement importante.

     

    Le reste devient secondaire après cette première découverte. Le reste c’est la confirmation que Dieu ne sait pas posséder. On oppose parfois être et avoir. Cela peut se justifier, mais ce n’est pas complètement vrai. L’être ne nous empêche pas d’avoir. Car chaque fois que nous recevons ou accueillons les trésors que Dieu nous donne, nous les avons bien entre nos mains. Ce qui s’oppose à l’être c’est la possession. Si, au lieu de donner à mes frères avec générosité ce trésor que j’ai entre les mains et qui peut profiter à leur tour à beaucoup de gens, je me mets à le détourner sur moi-même, à le « posséder » pour moi, alors c’est le début de la fin, c’est le commencement de la guerre et de tous les malheurs du monde. Je n’ai pas à vouloir « gagner » ou « posséder » le monde entier. Le monde entier est déjà à moi, puisque c’est pour moi que Dieu l’a créé, mais il l’a créé pour que je le partage avec mes frères. Tandis que vouloir gagner et posséder ce monde entier c’est finalement le perdre et perdre ma vie en même temps : ce serait tellement dommage.


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  • Nous voici devant un nouveau chapitre assez court qui pourrait sembler au premier abord un simple chapitre de transition sans grande importance, et nous allons pourtant y faire des découvertes surprenantes : c’est cela la Parole de Dieu.

    Jésus est bien sûr toujours le centre du récit. Au début, il prend le repas avec ses disciples et sans doute avec beaucoup d’autres gens, puisque voilà même les pharisiens et les scribes qui se réunissent autour de lui. Après avoir répondu aux critiques des pharisiens et des scribes et enseigné de nouveau aux disciples et à la foule, Jésus continue à se déplacer. Le cercle de son rayon d’action s’élargit de plus en plus. Le voici maintenant au pays de Tyr et de Sidon et de nouveau dans la Décapole pour finir. C’est dans ces deux régions, où se trouvent surtout des païens, qu’il accomplit encore des miracles, signes de l’universalité de sa mission. Le premier avec la fille d’une syro-phénicienne (ancêtre des Libanais d’aujourd’hui) qui était possédée par un démon, et le second avec un sourd muet qu’on lui amène.

    Jésus est donc là qui se donne, dans son enseignement et ses miracles, et qui donne, à ceux qui veulent bien le recevoir, santé et lumière avec une vision toute nouvelle des réalités. « Accueillir et donner », disons-nous toujours. Et c’est étonnant de voir combien Jésus, avant même de donner, est capable d’accueillir, d’écouter, de comprendre, d’entrer dans le cœur de son interlocuteur. C’est Dieu qui pénètre au plus intime de l’homme. Jésus ne parle jamais de l’extérieur, au contraire de ce que nous faisons malheureusement si souvent. Il saisit les pensées et les désirs les plus secrets de l’homme et peut ainsi y répondre. Mais accueillir ne veut pas dire forcément qu’il accepte tout ce que l’autre lui dit ou lui propose. Jésus accueille les pharisiens et les scribes pour mieux refuser leur hypocrisie et leur arrogance : « Isaïe a fait une bonne prophétie sur vous, hypocrites... vous annulez la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez. »

    Mais si son interlocuteur est sincère, alors lui aussi lui ouvre son cœur, avec toute la puissance divine qui est en lui. Et son but est finalement toujours positif. C’est pour le bien de la foule et des disciples qu’il répond de manière si forte aux pharisiens : pour qu’il n’y ait ensuite plus de confusion dans leurs esprits. Et puis il y a l’épisode un peu bizarre du dialogue entre Jésus et la syro-phénicienne. Beaucoup d’exégètes ont écrit sur ce sujet, sans être tous d’accord sur le sens de cette phrase apparemment blessante de Jésus : « Laisse d’abord les enfants manger à leur faim, car il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens. » Est-il possible que Jésus ait voulu blesser la dignité de cette femme ? Il est vrai qu’il la compare aux « petits chiens » et non pas aux « chiens » tout court, ce qui aurait été beaucoup plus fort. Je crois que mes années d’inculturation au Moyen Orient me donnent le courage d’avancer une proposition de compréhension. Ici au Liban, ou en Palestine et en Egypte par exemple, les gens se provoquent souvent, on dirait parfois même qu’ils s’insultent si on ne les connaissait pas, mais ils le font en fait avec humour, pour montrer à l’autre qu’ils sont tellement proches l’un de l’autre qu’ils peuvent se sentir libres de jouer à se maltraiter : se laisser faire à ce jeu est un signe de grande amitié. On peut imaginer que les disciples eux-mêmes aient repoussé cette femme en rappelant à Jésus qu’il était là seulement pour les fils d’Israël. Jésus se moque donc à la fois de ses disciples et de la syro-phénicienne : il montre qu’il est libre de toutes ces catégories sociales artificielles créées par l’homme. Et la grandeur extraordinaire de cette femme, c’est qu’elle ne se fâche pas, elle se laisse prendre au jeu, elle saisit l’intention profonde de Jésus qui l’aime déjà, car il veut sauver toute l’humanité...

    L’épisode de la guérison du sourd-muet est une merveille de délicatesse. « On lui amène un sourd-muet et on le prie de poser la main sur lui. Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, prenant de la salive, lui toucha la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit : ‘Effata !’, c’est-à-dire : ‘Ouvre-toi !’ Ses oreilles s’ouvrirent ; aussitôt sa langue se délia, et il parlait correctement. » Ici aussi Jésus commence par accueillir ces gens qui lui amènent le sourd-muet : il est déjà touché par leur foi, comme pour le paralytique et tous ces autres malades que nous avons déjà vus, amenés par la foule. Et voilà que Jésus l’emmène à l’écart : il ne veut pas cacher le miracle, tout le monde va vite s’en apercevoir, mais c’est sa relation personnelle avec le sourd-muet qui compte. Jésus veut lui montrer que Dieu l’aime personnellement, tel qu’il est, qu’il a un rapport spécial et unique avec lui, que les autres ne connaitront jamais vraiment. Et c’est seul avec lui qu’il dévoile tous ses secrets, sa relation avec le Père (« les yeux levés au ciel ») qui lui donne la puissance de réaliser le miracle. De pauvre handicapé dont la foule devait avoir pitié, voilà que notre infirme est entré pour toujours dans l’intimité de Dieu lui-même, miracle encore plus grand que la guérison de son infirmité. Et, en lui, Jésus veut nous montrer la relation que chaque homme peut établir avec lui s’il est prêt à se présenter sincèrement à lui pour être guéri de tout ce qui le bloque, le limite, le paralyse. Quelle leçon d’humanité et de divinité à la fois !

    Mais ce chapitre est particulièrement frappant pour tout ce que Jésus nous y enseigne sur la pureté. Son débat avec les pharisiens et les scribes qui accusent ses disciples de « prendre leur repas avec des mains impures » n’est que le début d’un enseignement révolutionnaire qui porte finalement sur la liberté et la responsabilité de l’homme, plus encore peut-être que sur la pureté. « Ecoutez-moi tous, et comprenez bien. Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui pénètre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. » Paroles révolutionnaires que les disciples eux-mêmes ont bien du mal à saisir : « Ainsi, vous aussi, vous êtes incapables de comprendre ? Ne voyez-vous pas que tout ce qui entre dans l’homme, en venant du dehors, ne peut pas le rendre impur, parce que cela n’entre pas dans son cœur, mais dans son ventre pour être éliminé ? » Et l’Evangile conclut : « C’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments. »

    Ces quelques mots ont des conséquences prodigieuses, si on s’y arrête sérieusement seulement quelques instants. Bien au delà d’une polémique sur les aliments, il s’agit ici d’une conception complètement nouvelle de l’homme dont, même 2000 ans, plus tard nous n’avons sans doute pas compris encore grand chose. Ce n’est pas l’extérieur qui compte, ce ne sont pas les apparences. On ne peut juger l’homme que dans son cœur, ce qui veut dire finalement que seul Dieu peut juger l’homme, aucun de nous ne devrait oser se prendre pour Dieu à juger ses frères et pourtant nous le faisons allègrement à longueur de journée. Et quand on comprend ensuite que Dieu lui-même ne nous juge pas... Où en sommes-nous de tout cela ?

    Autre conséquence : au delà de tous nos conditionnements, de toutes nos limites d’espace et de temps, Dieu a mis en nous une semence divine, faite à son image, qui est une goutte de Dieu en nous, capable d’aimer comme Lui aime, capable de décider comme Dieu pour le bien, en toute liberté. C’est « ce qui sort de l’homme ». Mais si l’homme est libre de faire « sortir » de son cœur ce qu’il veut, si personne ne l’y oblige, cela veut dire aussi qu’il est responsable de « ce qui sort de son cœur » ! On pourrait évidemment discuter à l’infini sur cette liberté et cette responsabilité humaines. Nous voyons bien qu’elles sont en fait toujours conditionnées par un tas de limites physiques, psychologiques, intellectuelles. Aucun homme n’est parfait, nous sommes tous le résultat d’une foule de facteurs sociaux, économiques, culturels, moraux, spirituels, etc. qui font que parfois nous décidons quelque chose ou nous réagissons à un problème et une heure plus tard nous changeons d’avis, nous ne savons plus quoi penser : où est la pleine liberté dans tout cela ?

    Jésus connaît bien notre condition humaine qu’il a partagée pleinement. Il sait bien que nous ne sommes pas des robots artificiels et parfaits. Mais il nous accepte comme nous sommes et là est encore plus grande notre liberté : c’est qu’au fond de notre cœur, de notre conscience, il y a toujours un coin secret, caché, recouvert souvent de poussière, dans lequel, si nous sommes capables d’être un peu attentifs, Dieu nous appelle, nous tend la main et nous redonne à chaque instant cette possibilité d’être « purs » avec lui, en nous laissant pénétrer par sa lumière et sa sagesse. C’est la liberté de ne pas être complètement libres et d’être sûrs qu’il y a toujours en nous quelque part un angle de vraie pureté divine que Dieu nous garde et nous renouvelle à chaque instant où nous faisons l’effort de vouloir nous jeter en Lui.

    Mais l’aspect qui me frappe le plus dans tout ce chapitre en est encore un autre. Si on regarde bien la situation de Jésus, du début à la fin de ce passage, on pourrait penser qu’elle est catastrophique. Les pharisiens et les scribes, qui sont les autorités religieuses locales, se déchainent contre Jésus. Les disciples ne comprennent pas grand chose. Puis Jésus essaie de ne pas se faire voir et il n’y parvient pas : « En partant de là, Jésus se rendit dans la région de Tyr. Il était entré dans une maison et il voulait que personne ne sache qu’il était là ; mais il ne réussit pas à se cacher. » Ensuite il doit pratiquement obéir à la demande de la syro-phénicienne, même si cela pouvait sembler au début contre son gré. Et enfin, après la guérison du sourd-muet, Jésus recommande aux gens présents de ne « rien dire à personne ; mais plus il le leur recommandait, plus ils le proclamaient. » C’est cela le Dieu tout puissant qui règne sur le monde, qui fait ce qu’il veut et impose sa volonté à la création tout entière ?

    Il faut bien avouer que l’Evangile nous donne une image de Dieu pour le moins inattendue. Un Dieu faible, sans autorité, que personne n’écoute... Et c’est là que notre compréhension de l’amour de Dieu devrait commencer à faire un grand pas dans le mystère. Dieu nous aime tellement, depuis le jour où il nous a créés, qu’il accepte tout de nous. Il n’a pas voulu faire de nous des marionnettes qui suivent aveuglément sa volonté, mais des êtres libres, à l’image de sa divinité. Et le voilà qui joue avec nous, qui attend de voir ce que nous allons faire, pour continuer à nous aimer. Et il va nous prendre dans n’importe quelle position et tout faire pour nous aider à continuer notre chemin vers lui. Nous l’acceptons ? Il s’en réjouit et nous fait entrer en plénitude dans son mystère. Nous hésitons, nous nous arrêtons ? Il attend tranquillement que nous nous décidions. Nous le rejetons ? Il nous accueille quand même, joue avec nous d’une autre façon, met sur notre chemin des bouées de secours qui pourront nous sauver lorsque nous comprendrons la situation. Mais il veut que la décision définitive vienne de nous. Un échec ? Jamais de la vie. L’amour de Dieu gagne toujours, même si l’humanité se mettait soudain toute entière contre lui. C’est cela la toute puissance de la liberté divine : Jésus n’est pas quelqu’un qui change en route de disposition au gré du nombre d’obstacles qu’il trouve sur sa route. Il est toujours Dieu qui va de l’avant dans son projet d’amour, qui ne nous juge jamais, qui invente à chacun de nos pas, positifs ou négatifs, une nouvelle manière qui nous aidera à nous en sortir. C’est cela sa grandeur. Quelle leçon inouïe d’un Dieu qui s’est abaissé totalement à notre niveau mais qui reste toujours Lui-même, au delà des apparences ! Et si nous apprenions au moins un peu à jouer ce rôle divin avec nos frères, quelle que soit la manière dont ils nous traitent, même s’ils semblent répondre de travers à notre amour limité : nous ferions à notre tour avec eux une expérience de liberté qui changerait bien des aspects de notre vie et de leur vie!

     

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    Perles de la Parole

     

    « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. » (7,6)

    Ici, c’est bien simple. Jésus nous met en garde contre l’hypocrisie, voulue ou inconsciente. Mais l’hypocrisie est sans doute le plus souvent inconsciente, elle n’est pas forcément méchante, mais elle gâche tout sur son passage. Nous disons quelque chose et nous faisons ensuite le contraire. Distraction, oubli ? Peu importe, car le mal est fait. Les gens auront bien du mal à nous croire à l’avenir. Ils iront chercher ailleurs. Combien de familles détruites par ce manque de cohérence, combien de communautés d’Eglise déchirées à la base !

    Que faire alors ? Parlons un peu moins peut-être. Affirmons les choses lorsque nous sommes sûrs qu’elles correspondent à la vérité. Vivons avant de parler. Soyons un en nous-mêmes et avec les autres. Et surtout vivons de l’intérieur, vivons avec notre cœur, là où Dieu est sans cesse présent avec nous et au milieu de nous. Soyons proches de Dieu et de nos frères avec notre cœur et non pas avec nos paroles. Alors nos paroles suivront ou, mieux même, nous n’aurons pas besoin de parler, ce seront les autres qui témoigneront de la vie qu’ils auront trouvée en nous et autour de nous. Tout sera mis en harmonie et nos familles et nos communautés pourront respirer. Les accidents de parcours seront seulement quelques obstacles à surmonter ensemble, car la confiance règnera et rien n’est plus beau que la confiance réciproque.

     

    « Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui pénètre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. » (7,15)

    Combien de fois par jour et tout au long de notre vie nous nous arrêtons sur les apparences ! Nous jugeons les évènements et les personnes sur la manière dont ils se présentent, dont ils correspondent aux traditions, à la mode. Une réalité ou une personne qui nous avait attirés hier devient soudain la pire des choses ou la pire des personnes, parce qu’elle ne correspond plus aux apparences que nous attendions. Jésus était le sauveur de son peuple, celui qui faisait des miracles et voilà maintenant qu’il est un traître qui doit être mis à mort. Le peuple a changé complètement en quelques jours sur des signes extérieurs, des mots entendus, des jugements hâtifs. Personne n’a été capable d’aller voir à la racine de quoi il s’agissait vraiment.

    Mais faisons-nous mieux que les contemporains de Jésus ? Ne passons-nous pas notre temps à juger, condamner, avant même de savoir la vérité tout entière ? Et même si ces signes extérieurs correspondent vraiment à une réalité négative au cœur de l’autre, est-ce une raison pour le rayer définitivement de la carte de nos relations sans aller voir les autres aspects positifs de sa personne, cachés peut-être sous la poussière, mais que Dieu a mis sûrement au fond de lui ?

     

    « Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » (7,16)

    Entendre, écouter ! Un proverbe africain dit que Dieu a donné à l’homme une seule bouche mais deux oreilles parce qu’il devrait écouter deux fois plus qu’il ne parle : si vraiment nous étions des hommes sages... Ecouter, c’est accueillir, comprendre, pénétrer au cœur des choses et des gens. Ecouter c’est connaître de l’intérieur les réalités telles qu’elles sont et non pas telles que notre imagination a envie de les forger selon ses caprices.

    Si l’on passait sa journée à entendre et écouter, combien de bêtises seraient évitées, combien de mauvaises directions seraient redressées, combien la vie deviendrait moins chaotique et plus harmonieuse, car elle serait telle qu’elle est. Bien sûr, il y a des problèmes dans la vie, de graves problèmes, mais ce n’est pas par la panique et l’agitation que nous allons les résoudre, mais en nous arrêtant complètement de courir, en éteignant tous les bruits qui nous empêchent de comprendre et en écoutant la vérité. Et la vérité, qui se trouve en Dieu et parmi nos frères nous redonnera la lumière.

     

    « C’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduite, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés,  fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. » (7,22)

    Je ne sais pas comment vous vous sentez devant une telle liste d’abominations. La tentation est grande de faire comme le pharisien qui remerciait Dieu d’être un homme juste, car il était convaincu que tous ces péchés ne l’avaient jamais effleuré comme les pauvres gens de ce monde. Peut-être que nous n’avons jamais volé ou été adultères, mais si nous sommes sincères, je crois que nous finirions par nous retrouver dans chacun de ces mots terribles. Car au fond toutes ces attitudes horribles pourraient se résumer en une seule chose : utiliser égoïstement pour soi, détourner pour soi tout ce que Dieu nous présente ou nous donne, au lieu de le recevoir pour le donner à notre tour comme nous l’avons reçu, en esprit de communion réciproque.

    Tout est là. N’avons-nous pas découvert déjà, dès les premières pages de notre Evangile, que la vie de Dieu est au fond toute simple ? Accueillir celui qui nous donne et donner à notre tour dans la réciprocité. Ce qui « sort » alors de notre cœur sera seulement don et accueil, accueil et don, tout au long de la journée, et cela rendra « pure » notre vie et la vie de ceux que nous aimons. Dieu ne se lasse jamais de ce mouvement incessant qui part de son amour et qui y retourne pour y repartir de nouveau avec encore plus d’élan. Imaginons qu’un jour Dieu s’arrête d’aimer, qu’il reprenne pour lui tout ce qu’il nous a offert et qu’il continue à chaque instant à nous offrir. Evidemment notre monde disparaitrait à l’instant.

    Ce serait tellement absurde de penser un seul moment que Dieu cesse soudain d’être Dieu et de faire « sortir » de son cœur de Dieu tout cet amour. Mais alors pourquoi ne faisons-nous pas comme lui nous aussi, au lieu de nous inventer des raisons pour casser cette réciprocité avec nos frères, peut-être « parce que c’est l’autre qui a commencé » ou « parce que nous avons raison » comme nous disons si souvent : prétextes mesquins et stupides qui voudraient justifier notre manque d’amour ? Mais, quelle que soit la « méchanceté » de l’autre, rien ne nous obligera jamais à être « impurs » nous aussi en faisant « sortir » de nous la méfiance, l’indignation, la rancune ou toutes les attitudes que nous connaissons, qui servent seulement à diviser encore plus et à nous isoler des autres et de Dieu. Si nous avons oublié cela en route, ce n’est pas grave, nous ne sommes pas des machines à aimer, mais au moins avouons tout de suite que nous sommes malades et que nous avons besoin de la miséricorde de Dieu pour nous remettre à aimer, mais n’allons pas chercher des excuses terribles pour nous cacher dans notre coin et participer nous aussi à la désintégration de l’humanité.

     

    « La mère d’une petite fille possédée par un esprit mauvais avait appris sa présence, et aussitôt elle vint se jeter à ses pieds. » (7,25)

    Elle « avait appris sa présence » et « aussitôt elle vint se jeter à ses pieds ». Tout est là en quelques mots. Il y a d’abord la présence de Dieu. Dieu est présent : est-ce que nous imaginons ce que cela veut dire ? Penser un seul instant que Dieu puisse être absent. Oui, cela peut arriver dans les épreuves spirituelles des saints que Dieu permette à une âme de sentir que Dieu est absent, c’est tellement terrible. Le jour où cela nous arrivera, Dieu nous donnera en même temps la grâce de ne pas nous arrêter. Mais pour l’instant c’est tellement rassurant de savoir que Dieu est présent. Et pourtant nous agissons si souvent comme si cette présence ne servait à rien...

    Notre amie syro-phénicienne, elle, a bien compris la situation. Elle a « appris » que Jésus était là, sans doute aussi parce qu’elle a su « écouter ». Tout est logique avec Jésus, tout se retrouve, se recoupe, s’harmonise, si on se laisse prendre par Lui. Mais ce qui est frappant ici, c’est que la mère de notre petite malade passe tout de suite de la connaissance à l’action. Combien de fois trouvons-nous dans l’Evangile ce petit mot « aussitôt ». Combien souvent nous comprenons certaines situations, mais nous ne faisons rien, nous n’agissons pas, nous ne laissons pas Dieu résoudre les choses. Notre « foi » en Dieu et ses mystères reste parfois une réalité toute théorique qui ne change rien à nos attitudes de chaque jour. Si nous avions seulement la simplicité d’écouter comme la syro-phénicienne, d’apprendre et de comprendre et de nous jeter « aussitôt » aux pieds de Jésus, c’est à dire de lui demander humblement son aide, de lui demander de prendre en mains notre vie et celle de nos frères, la vie serait un peu plus facile...

     

    « A cause de cette parole, va : le démon est sorti de ta fille. » (7,29)

    Eh oui : il a suffi d’une parole, une phrase, une petite phrase, et Dieu a pu faire le miracle. Dieu ne nous demande pas grand chose au fond. Pourquoi nous compliquons-nous autant la vie ? A chaque étape Jésus est là, présent, qui veut seulement notre accord, rien de plus, un signe de nous, une parole qui veuille dire que nous prenons simplement, en toute liberté, notre responsabilité. Dieu ne nous respecterait pas dans cette liberté s’il nous guérissait contre notre gré ou à notre insu, il veut que nous participions volontiers à son action créatrice et rédemptrice, sinon tout perdrait son sens. Alors, essayons seulement de lui faire signe un peu plus souvent !

     

    « Jésus lui dit : ‘Effata !’, c’est-à-dire : ‘Ouvre-toi !’ » (7,34)

    Nous avons déjà fait dans ce blog de belles recherches sur le verbe « ouvrir » (« Au cœur du verbe »). C’est sans doute un des verbes les plus beaux pour décrire l’action de Dieu. Jésus est là pour ouvrir les portes du Paradis et nous faire entrer dans l’intimité qu’il vit avec le Père et le Saint Esprit. Jésus nous ouvre le chemin, puisqu’il est Lui-même « le chemin ». Jésus nous ouvre les yeux, les oreilles, les mains, l’esprit et le cœur. Il nous ouvre tout pour que rien en nous ne fasse obstacle à la venue de sa source jaillissante d’eau vive, à l’action de son pain de vie, qu’il est encore Lui-même, à l’action de l’esprit qui transforme tout sur son passage. Dieu est ouverture réciproque et infinie : quelle joie de participer, dans la limite de nos capacités humaines, à cette ouverture sans fin qui nous conduira peu à peu à la joie et au bonheur éternels que nous pouvons déjà commencer à goûter ensemble sur cette terre en étant nous aussi ouverts les uns aux autres !

     

     

     


    1 commentaire
  • Lorsqu’on lit un peu rapidement ce chapitre 6, on a d’abord l’impression qu’il est composé de différents tableaux intéressants mais sans grand rapport les uns avec les autres. Serait-ce un chapitre de transition où l’auteur a voulu fourrer un peu tout ce qu’il n’avait pas pu dire jusque là, en attendant des chapitres plus importants ? Nous allons essayer de comprendre.

    Tout commence par la visite de Jésus à Nazareth, « son pays », où les gens, qui pensent le connaître, sont en fait incapables de l’accueillir, de croire en lui. Ils « étaient frappés d’étonnement ». « D’où cela lui vient-il ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et ces grands miracles qui se réalisent par ses mains ? N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? » « Et ils étaient profondément choqués à cause de lui. » « Jésus leur disait : ‘Un prophète n’est méprisé que dans son propre pays, sa famille et sa propre maison’. Et là il ne pouvait accomplir aucun miracle ; il guérit seulement quelques malades en leur imposant les mains. Il s’étonna de leur manque de foi. Alors il parcourait les villages d’alentour en enseignant. » Que veut nous montrer ici l’évangéliste ?

    Dans le tableau suivant « Jésus appelle les Douze, et pour la première fois il les envoie deux par deux. Il leur donnait pouvoir sur les esprits mauvais, il leur prescrivit de ne rien emporter pour la route... Ils partirent et proclamèrent qu’il fallait se convertir. Ils chassaient beaucoup de démons, faisaient des onctions d’huile à de nombreux malades et les guérissaient. » Une autre réalité du règne de Dieu en marche parmi les hommes : les hommes commencent à recevoir le pouvoir de Dieu de faire des miracles. Où cela va-t-il s’arrêter ?

    Après cela, une tout autre histoire vient nous surprendre, c’est celle de la mort de Jean Baptiste décapité sur l’ordre d’Hérode, contraint devant ses convives d’exaucer le désir d’Hérodiade de faire taire pour toujours ce témoin de la vérité qui les gênait. Un autre épisode bien connu mais qui semble apparemment sans grande relation avec les autres. Il nous rappelle simplement, comme un décor en arrière-fond, que le monde est prêt à rejeter l’amour de Dieu s’il sent qu’il va le déranger dans ses habitudes : la mort de Jean-Baptiste annonce déjà celle de Jésus qui n’est pas loin.

    On se retrouve alors avec les disciples. « Les apôtres se réunissent auprès de Jésus, et lui rapportent tout ce qu’ils ont fait et enseigné. Il leur dit : ‘Venez à l’écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu’. » Quelque chose de nouveau dans cette activité incessante ? Pas vraiment puisque Jésus s’était déjà lui-même retiré pour prier « dans un endroit désert » dès le premier chapitre. C’est que le rythme devient de plus en plus pressant, la foule de plus en plus abondante. Jésus et les apôtres ne savent bientôt plus où donner de la tête. « Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de pitié envers eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors il se mit à les instruire longuement. Déjà l’heure était avancée ; ses disciples s’étaient approchés et lui disaient : ‘l’endroit est désert et il est déjà tard. Renvoie-les, qu’ils aillent dans les fermes et les villages des environs s’acheter de quoi manger’. Il leur répondit : ‘Donnez-leur vous-mêmes à manger’. » Et c’est alors que s’accomplit le miracle inouï de la première multiplication des pains et des poissons. « Tous mangèrent à leur faim. Et l’on ramassa douze paniers pleins de morceaux de pain et de poisson. Ceux qui avaient mangé les pains étaient au nombre de cinq mille hommes. Aussitôt après, Jésus obligea ses disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renvoyait la foule. » Ce qui est étonnant ici c’est que Marc ne nous dit pas un seul mot de la réaction des gens et des disciples devant un miracle tellement extraordinaire : étaient-ils tellement choqués qu’ils n’arrivaient même plus à réagir ?

    Et on passe tout de suite à un nouvel épisode, encore bien différent du précédent. « Quand il les eut congédiés, il s’en alla sur la montagne pour prier. Le soir venu, la barque était au milieu de la mer et lui, tout seul, à terre. Voyant qu’ils se débattaient avec les rames, car le vent était contraire, il vient à eux vers la fin de la nuit en marchant sur la mer et il allait les dépasser. En le voyant marcher sur la mer, les disciples crurent que c’était un fantôme et ils se mirent à pousser des cris, car tous l’avaient vu et ils étaient bouleversés. Mais aussitôt Jésus leur parla : ‘Confiance ! C’est moi ; n’ayez pas peur !’ Il monta ensuite dans la barque et le vent tomba ; et en eux-mêmes ils étaient complètement bouleversés de stupeur, car ils n’avaient pas compris la signification du miracle des pains : leur cœur était aveuglé. » Finalement on entrevoit une réaction tardive des disciples au miracle de la multiplication des pains : ils sont simplement encore choqués. Jésus qui multiplie les pains puis qui marche sur les eaux, cela devient trop pour leur capacité de comprendre. Ils avaient bien saisi que Jésus était capable de guérir les malades, ils avaient même commencé à accomplir des miracles en son nom, mais là trop, c’était trop. Leur humanité faible et limitée n’arrivait plus à suivre ! 

    Heureusement pour eux et pour nous, le chapitre va se terminer avec de nouveaux simples miracles de guérisons : normale administration si l’on peut dire. La tempête est passée. « Dans les endroits où il était, dans les villages, les villes ou les champs, on déposait les infirmes sur les places. Ils le suppliaient de leur laisser toucher ne serait-ce que la frange de son manteau. Et tous ceux qui la touchèrent étaient sauvés. » L’ouragan est en quelque sorte passé. A nous de revenir maintenant sur l’essentiel et d’essayer de comprendre. Nous avons eu 2000 ans pour le faire, cela devrait être maintenant plus facile !

    Nous avons déjà compris qu’avec Jésus le ciel s’est ouvert, la Trinité s’est ouverte et l’homme peut pour la première fois commencer à pénétrer dans le mystère de ce tout-puissant qui est au delà de tout, au delà de toute compréhension humaine possible, mais qui a pourtant décidé de se faire proche de nous, qui a décidé de dévoiler son mystère et de nous faire même entrer en lui, lui qui, depuis toujours est déjà en nous sans que nous en ayons conscience.

    Nous avons commencé à entrevoir en Dieu ce mouvement d’amour réciproque à l’infini où, de toute éternité le Père aime le Fils en l’accueillant et en se donnant à Lui et où le Fils aime le Père en l’accueillant et en se donnant à Lui dans l’Esprit Saint qui est le lien d’amour entre les deux. Nous avons commencé à découvrir que l’homme, créé à l’image de Dieu, ne peut pas avoir été créé sur autre modèle que cette unité dans la distinction où je suis à la fois l’autre et moi-même, où je deviens moi-même quand je me donne à l’autre et que je l’accueille en moi, loin de toute idée individualiste, mais loin aussi de toute idée de fusion où l’unité ferait que l’un devient tellement l’autre qu’il finit par disparaître. Quel miracle que cette uni-trinité où plus je suis l’autre plus je suis moi-même !

    L’homme, par le péché originel, a toujours voulu être libre, être lui-même, mais il a confondu la liberté avec l’indépendance et la séparation de l’autre. L’homme a voulu tout savoir et tout comprendre, mais en le faisant de lui-même, « comme un grand », comme un dieu qu’il pensait pouvoir devenir. Mais il ne savait pas que la liberté en Dieu n’est pas indépendance et séparation mais au contraire en pleine harmonie avec la donation réciproque totale dans la plus grande distinction des personnes et des êtres qui n’empêche pas le plus grand amour, mais qui se réalise au contraire par cet amour.

    Les hommes qui croient tout connaître et tout savoir comme les voisins de Jésus à Nazareth n’arriveront jamais à comprendre, car ils restent figés dans leur connaissance terre à terre qui ne décollera jamais. Les hommes qui se laissent attirer tout de même par Jésus et par ses miracles n’iront pas bien loin non plus, ils sont « comme des brebis sans berger ». Pour la première fois des hommes se laissent entraîner tout de même dans l’aventure divine : ce sont les apôtres. Heureusement peut-être qu’ils n’ont pas trop compris au départ ce qui leur arrivait car ils auraient sans doute eu le vertige et se seraient bloqués. Mais cette relation avec Jésus qui les « appelle » et qui les « envoie » est déjà une entrée dans la dynamique de la Trinité. Dieu est venu pour nous appeler et pour nous envoyer à notre tour, comme ses représentants parmi les hommes. Il n’en faut pas plus pour que les apôtres aient déjà le pouvoir de faire eux-mêmes des miracles. Mais, à peine ils s’arrêtent un instant pour essayer de comprendre ce qui se passe et les voilà bloqués, pas beaucoup plus à l’aise que les habitants de Nazareth eux-mêmes. Ceux de Nazareth étaient « profondément choqués », les disciples étaient maintenant « bouleversés », « complètement bouleversés de stupeur, car ils n’avaient pas compris la signification du miracle des pains : leur cœur était aveuglé. » L’euphorie des premiers miracles réalisés par les apôtres n’aura pas duré bien longtemps. Les voilà pris à leur tour par une sorte de panique.

    Mais que veut dire « la signification du miracle des pains » ? Il ne s’agit évidemment pas d’une question simplement matérielle, il s’agit d’une relation nouvelle en train de s’établir entre la création déchue par le péché originel et Dieu qui vient préparer, dans son amour trinitaire, des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Nous en sommes encore aux premiers pas. La route va être encore bien longue pour en arriver au dessein final de Dieu sur l’humanité et la création tout entière, mais le processus est enclenché et, en Dieu, il ne pourra plus s’arrêter.

    Là est sans doute le mot important : « s’arrêter ». En Dieu l’amour réciproque trinitaire ne peut jamais s’arrêter. Le seul qui peut arrêter cette dynamique de réciprocité c’est l’homme. Car l’homme est libre de se sentir fatigué, libre de ne pas avoir confiance, libre de refuser même cette dynamique nouvelle qui risque de changer toutes ses vieilles habitudes. Qu’allons-nous faire nous-mêmes ? Nous pouvons sans doute nous mettre à la place des apôtres et voir comment et où Dieu nous appelle et nous envoie. Ou bien nous pouvons être tout simplement ceux qui accueillent les apôtres et auprès de qui ils trouvent « l’hospitalité ». Quoi de plus beau que d’offrir l’hospitalité aux envoyés de Dieu ! Jésus a d’ailleurs des paroles terribles pour ceux qui vont refuser d’entrer dans cette nouvelle relation : « Si, dans une localité, on refuse de vous accueillir et de vous écouter, partez en secouant la poussière de vos pieds : ce sera pour eux un témoignage. »

    Etre, accueillir, donner ou se donner, ou bien refuser, disions-nous au départ de cette étude : ne sommes-nous pas déjà dans le vif du sujet ? Ne pensez-vous pas, comme moi, que nous avons bien de la chance de vivre aujourd’hui au XXIe siècle, à une époque où l’humanité a encore eu le temps de mûrir un peu plus, où l’Esprit Saint n’arrête pas de nous envoyer de nouveaux charismes qui nous permettent de comprendre toujours plus en profondeur cet amour de Jésus pour nous. Car, s’il en est un qui justement ne s’arrête jamais c’est bien l’Esprit Saint, esprit du Père et esprit du Fils, qui saisit sans relâche toutes les occasions de nous laisser pénétrer un peu plus chaque jour dans le mystère !

    Si on voulait maintenant relire ce chapitre une troisième fois, on n’arrêterait plus de trouver encore des détails et des détails pour confirmer notre découverte. L’homme est fait pour aimer, c’est à dire pour être lié à Dieu et à ses frères les hommes. Il n’est pas fait pour être tout seul, comme « des brebis sans berger » qui semblent vivre ensemble car elles sont en groupe, mais qui sont au fond d’elles-mêmes complètement perdues, complètement isolées, chacune seule dans la foule. L’homme est donc fait pour se laisser appeler par Dieu et se laisser envoyer en mission au milieu des hommes, toujours ensemble d’ailleurs avec les autres, jamais seul (« il les envoie deux par deux »). Jésus lui-même ne fait pas de miracles tout seul : « Quel est cette sagesse qui lui a été donnée, et ces grands miracles qui se réalisent par ses mains ? » Ici, au moins, les gens de Nazareth ont vu juste, Jésus n’est tout puissant que par son unité totale avec le Père qui lui donne la sagesse et qui réalise les miracles par ses mains.

    Et puis nous en arrivons aussi à la découverte du partage, autre aspect de l’amour réciproque: tout ce que l’homme va recevoir de Dieu ou de ses frères il va tout de suite le partager, comme les pains et les poissons. La communion spirituelle avec Dieu exige tout de suite une communion des biens, matérielle et spirituelle, la plus totale possible, au moins comme intention, comme disposition. Pourquoi Jésus demande-t-il aux apôtres « de ne rien emporter pour la route », « de n’avoir ni pain, ni sac, ni pièces de monnaie dans leur ceinture » ? C’est que s’ils se laissent prendre complètement par la logique de la réciprocité et du centuple en Dieu, jamais ils ne manqueront de rien. Dieu leur procurera le nécessaire au moment voulu. Vouloir posséder quelque chose, par précaution, par désir de sécurité, ce serait n’avoir rien compris, ce serait arrêter justement le processus enclenché par Dieu pour toujours et prendre du retard sans même avoir fait le premier pas. Logique impossible ? Le message est pourtant bien clair et nous n’en sommes encore qu’à la première partie de notre Evangile. Chaque page, chaque phrase vont devenir maintenant toujours plus passionnantes !

     

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    Perles de la Parole

     

    « Un prophète n’est méprisé que dans son pays, sa famille et sa propre maison. » (6, 4)

    C’est apparemment impossible à comprendre : les habitants de Nazareth ont vécu pendant presque trente ans (après le retour d’Egypte) avec Jésus, Dieu fait homme, et ils n’ont rien remarqué. Etaient-ils complètement aveugles ou bien Jésus a-t-il réussi à tellement bien cacher sa divinité ? Peut-être un peu des deux. Car au moins Marie et Joseph devaient comprendre quelque chose, mais ils le gardaient pour eux au fond de leur cœur. Ils savaient bien que c’était une réalité trop divine, trop délicate pour qu’ils osent y toucher. Ils faisaient seulement leur part de tout leur cœur en attendant de voir et de comprendre ce que Dieu allait faire. Car ils avaient au moins compris qu’il y avait le doigt de Dieu là-dedans, mais où, comment ?

    Avant de juger les pauvres habitants de Nazareth, essayons d’abord de nous mettre à leur place. La vie sur cette terre est déjà tellement difficile. Elle l’était peut-être plus encore à l’époque de Jésus où l’homme pouvait mourir pour un rien, où personne n’était à l’abri des puissants et de leurs caprices, comme ceux d’Hérode. Ils s’accrochaient donc aux peu de réalités qui leur donnaient un peu d’assurance : la famille, le clan, l’organisation sociale telle qu’elle était vécue jusqu’à ce jour, le travail, l’éducation, la nourriture... Tout était réglé le mieux possible. Déranger ces habitudes, fruit de siècles et de millénaires de lente évolution, n’était que le risque de tout gâcher en peu de temps. L’homme étant aussi doté d’intelligence, les gens avaient appris, de génération en génération, à donner un sens à leur vie, ils avaient acquis un certain nombre de connaissances qu’ils « possédaient ». Toute révolution dans ces habitudes et ces connaissances semblait évidemment suspecte : l’équilibre auquel l’humanité était arrivé jusque là était tellement fragile qu’on regardait de travers ceux qui, sous prétexte de nouveautés, provoquaient des catastrophes, comme ce qui s’était passé avec l’histoire des porcs qui s’étaient précipités dans le lac...

    Là est bien le piège : ces braves gens « possédaient » des connaissances, limitées sans doute mais tellement utiles pour vivre. Et voilà que Dieu allait leur demander de perdre ces connaissances. Tout est là. Nous-mêmes nous sommes forgés au cours des ans une foule de connaissances sur la vie, sur l’homme, sur les personnes que nous « connaissons », sur nous-mêmes. Et voilà que quelqu’un voudrait tout à coup tout changer ? Ce n’est pas raisonnable. Nous aussi tombons dans ce piège chaque jour. Essayons de nous demander seulement un peu si ce que nous pensons des autres et de nous-mêmes est une véritable connaissance, la lumière du regard de Dieu sur les personnes, les évènements ou les choses, ou bien un jugement global, fait de préjugés figés et impossibles à remuer qui fait de nous des malades de paralysie mentale, intellectuelle ou spirituelle. Nous avons compris dans ce chapitre que Dieu ne s’arrête jamais dans son amour, il renouvelle chaque instant son regard et notre regard. Si nous en restons aujourd’hui au regard d’hier, nous sommes déjà perdus, nous avons renoncé à nous laisser transformer par Lui et nous allons peu à peu paralyser tout ce qui se présente à nos yeux, à notre cœur, à notre connaissance. Combien y a-t-il à méditer là-dessus jusqu’à la fin de nos jours !

     

    « Quand vous avez trouvé l’hospitalité dans une maison, restez-y jusqu’à votre départ. » (6,10)

    L’hospitalité ! N’est-ce pas justement la plus belle façon d’accueillir l’autre, parent ou étranger, qui se présente à nous, qui nous demande de lui ouvrir au moins pour un moment notre porte ou notre cœur ? Nous sommes de nouveau en plein dans notre aventure d’accueillir et de donner.

    Mais là, soyons attentifs : c’est Dieu lui-même à travers les apôtres qui vient frapper chez nous. Si nous savons l’accueillir vraiment, voilà que Jésus nous dit qu’il va « rester », qu’il va « demeurer » chez nous. Dieu est fidèle : il nous laisse libres de l’accueillir ou non, mais une fois que nous lui avons ouvert véritablement notre porte, il ne va plus nous abandonner. N’est-ce pas là une consolation extraordinaire ? Dieu ne va plus mettre de conditions. Il se peut qu’aujourd’hui, je sois fatigué, je n’aie plus le courage d’aimer, je traite mal mes frères, Dieu ne va pas regarder à tout cela, il connaît ma bonne intention initiale, il va rester chez moi patiemment jusqu’à ce que je reprenne mes esprits. Il suffira de recommencer et tout continuera comme à l’instant où j’ai dit oui pour la première fois. Il n’y a pas de punition avec Dieu, pas de commerce dans le sens qu’il me donne si moi je donne. Non, Dieu donne toujours car il sait qu’au fond de moi je le désire de tout mon cœur, malgré mes moments de faiblesse.

    Reste à voir si, nous aussi, nous voulons traiter les autres comme Dieu nous traite. Si quelqu’un nous a ouvert toute grande sa porte il y a quelques jours et qu’aujourd’hui il semble avoir changé d’attitude, serons-nous capables de continuer à l’aimer sans rien attendre, sans rien prétendre, comme Dieu le fait ? Car le véritable amour est de se mettre d’accord avec cette présence de Dieu dans notre frère que nous avons un instant découverte, et ensuite de ne plus jamais lâcher cette présence, quelles que soient les apparences...

     

    « Ils partirent et proclamèrent qu’il fallait se convertir. » (6,12)

    Moi qui aime tellement les verbes, cœur et vie de la phrase, je suis tombé en extase devant cette petite phrase où ils n’y a pratiquement que des verbes. Quatre verbes et deux sujets. Le premier sujet ce sont les apôtres qui, au nom de Jésus, « partent » pour « proclamer » la Bonne Nouvelle. C’est toujours Jésus qui se donne à nous, directement ou à travers ces frères qu’il nous envoie. C’est Dieu qui se déplace pour nous et qui nous enseigne, nous explique son message d’amour.

    Le deuxième sujet, impersonnel, c’est simplement nous, le lecteur, chaque personne qui a commencé à cheminer avec Jésus. « Il faut » : il y a ici un devoir. Serait-ce que soudain nous ne sommes plus libres. Jésus veut nous obliger à faire quelque chose contre notre gré ? Jamais de la vie. Jésus nous donne ces « ordres » par amour, pour notre bien, car il sait que c’est nous qui le voulons. Il nous dit simplement : si tu veux être heureux, si tu veux me suivre, si tu veux vivre déjà le paradis sur terre, en attendant l’éternité, « il faut » que tu essayes de faire comme je vais te montrer.

    Mais ce qui est étonnant c’est qu’il nous demande au fond quelque chose qui devrait être tout simple : « nous convertir ». Ce verbe veut dire seulement changer de direction, se retourner, prendre la bonne route, ne pas continuer à aller du mauvais côté. Ce ne devrait pas être si difficile que cela de se retourner. Se retourner pour l’accueillir, pour l’écouter, pour le voir arriver chez nous. Un seul petit mouvement initial à recommencer chaque fois que nous avons un peu dévié. Le reste c’est Jésus qui le fera. Mais il a besoin que nous lui fassions signe que nous sommes là à l’attendre. Alors son amour n’aura plus de limites.

    « Venez à l’écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu. » (6,31) « Il s’en alla sur la montagne pour prier. » (6, 46)

    Oui, il y a toujours une part de solitude dans notre aventure avec le Christ et avec nos frères. Solitude bienvenue car elle est le moment où nous nous retrouvons seuls avec Dieu, en face de Lui, à l’écouter et à lui parler. C’est le moment où nous nous rappelons qui nous sommes, où nous prenons conscience un peu plus de ce don de la vie qui nous a été gratuitement octroyé, mais aussi de la responsabilité qui nous incombe de partager nos découvertes avec nos frères.

    Jésus lui-même, qui n’avait sans doute pas besoin de se retirer concrètement pour être avec son Père, nous donne l’exemple. Nous ne sommes pas des esprits désincarnés. Nous vivons dans le temps et dans l’espace. Une grande leçon que Jésus nous donne c’est d’apprendre à inventer le rythme de nos journées. Nous ne pouvons pas faire n’importe quoi comme cela vient, sans réfléchir. Même le fait de vouloir aimer sans fin nos frères dans le besoin, sans penser à nous, pourrait devenir déséquilibré, artificiel. La vie en Dieu et avec les frères a besoin de réflexion, d’organisation, de programmes. La spontanéité totale ne suffit pas. Est-ce que nous nous laissons prendre et manger par les évènements et les personnes toute la journée en pensant être généreux, ou bien nous gardons chaque jour, chaque semaine, chaque mois, ces espaces de temps où nous pouvons reprendre notre souffle, nous reposer, revoir un instant si nous sommes dans la bonne direction, demander à Dieu de reprendre le volant de notre conduite ? Quelle sagesse humaine et divine à la fois dans les paroles et l’attitude de Jésus !

    Une petite remarque tout de même : cette solitude ne veut pas dire que nous devons être physiquement seuls, sans personne autour de nous. Les apôtres se retirent ensemble en groupe. La spiritualité de communion « inventée » par Chiara Lubich nous rappelle que, dans la pleine unité avec nos frères, où Jésus est présent au milieu de nous, nous pouvons Le rencontrer face à face comme si nous étions seuls avec lui. Mieux encore, la « solitude » en unité, si l’on peut dire, est une garantie plus grande d’écouter vraiment la voix de Dieu en nous, car nous savons bien combien il est facile, seul avec Dieu dans la prière, de se laisser distraire par mille choses et de se parler finalement à soi-même dans un monologue égoïste, au lieu d’écouter vraiment ce que Dieu veut nous dire.

     

    « Confiance ! C’est moi ; n’ayez pas peur ! » (6, 50)

    Voyez-vous, comme moi, notre vision des quatre verbes qui réapparaît une fois de plus ? L’être ou plutôt l’Etre lui-même, c’est Jésus : « C’est moi » Ce Dieu qui s ‘est fait connaître autrefois : « Je suis celui qui suis ! » Essayons un instant de le contempler, de le laisser arriver en nous et de pénétrer à notre tour en Lui. Combien tout change d’un seul coup, tout devient plus serein, plus clair, plus lumineux !

    Et cette confiance, n’est-ce pas cet accueil que nous faisons à Jésus qui intervient soudain dans notre vie, cette confiance que nous lui donnons de tout notre cœur ? C’est alors que la peur s’en va, et la peur c’est justement refuser de se donner à Dieu, d’entrer dans sa dynamique, se bloquer sur soi-même.

    Il faudrait encore beaucoup parler de la peur. Même si nous n’aimons pas l’avouer, nous sommes, chacun de nous, remplis de peurs conscientes ou inconscientes, banales ou tragiques. La peur nous paralyse souvent, elle nous empêche d’aimer Dieu et le prochain. Cela devrait peut-être nous consoler, si nous pensons qu’en général ce n’est pas de notre faute si nous avons peur. Cela vient souvent de traumatismes de notre enfance, du souvenir d’évènements difficiles que nous avons vécus. Il est souvent difficile de raisonner la peur. On ne peut jamais juger quelqu’un pour une réaction négative due à la peur. Et souvent on ne peut pas affronter cette peur de face avec ses armes. C’est là que la confiance en Jésus va tout changer, non pas en combattant la peur, mais en nous faisant basculer d’un seul coup sur un autre plan où la peur n’existe plus. La peur nous surprendra toujours, mais Jésus aussi nous surprend, il faut apprendre à se laisser surprendre par ses apparitions. Jésus « est là », tout près de nous, prêt à intervenir à chaque nouvel évènement de notre vie. Essayons de nous laisser surprendre plus souvent par sa présence : nous n’aurons même plus tellement le temps d’avoir peur.

     

    « Ils n’avaient pas compris la signification du miracle des pains : leur cœur était aveuglé. » (6,52)

    « Ils n’avaient pas compris » : « leur cœur était aveuglé ». On voit qu’il s’agit ici d’une compréhension qui n’est pas seulement intellectuelle mais qui implique notre être tout entier, esprit et cœur. Mais ce qui est certain, c’est qu’il est important de comprendre. Il ne faut pas s’étonner peut-être si souvent nous ne comprenons pas, ou pas grand chose. Nous ne devons jamais juger quelqu’un parce qu’il n’a pas compris. Si l’on pense que les apôtres eux-mêmes n’avaient presque rien compris !

    Et pourtant il est important de comprendre, car c’est un talent que Dieu met à notre disposition et qui peut tout changer en nous et autour de nous. Ne pas en profiter serait une grave lacune, une négligence. Nous n’avons plus l’excuse d’être « aveugles » comme les disciples, car Jésus nous a envoyé l’Esprit Saint. Nous avons l’Eglise et l’Evangile et toutes les présences de Dieu répandues sur la terre. Alors il faut tout faire pour comprendre. Si nous n’y arrivons pas tout seuls, nous pouvons toujours chercher quelqu’un qui comprenne mieux que nous. Nous pouvons vivre avec la présence de Jésus au milieu de nous qui pourra nous éclairer, nous « expliquer les Ecritures », comme Jésus aux pèlerins d’Emmaüs. Alors inventons chaque jour quelque chose, secouons-nous, battons-nous, cherchons, mais ne restons pas les bras croisés à ne rien faire, sous prétexte que la vie est trop difficile à comprendre et que nous nous sommes résignés devant trop d’obstacles insurmontables... !

     


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  • Dans ce nouveau chapitre, l’évangéliste laisse de côtés les disciples, même s’ils sont toujours bien là en arrière-plan, pour nous présenter de nouveau la relation entre Jésus et la foule. Même si la formation des apôtres est importante, nous ne devons pas oublier que le but final du Christ est le salut de toute l’humanité : aucune personne ne peut être exclue de la bonté divine.

    Jésus est bien sûr toujours le personnage principal de notre récit. On découvre chaque fois un peu plus le sens de son identité, de son être profond. Jésus est « le Fils du Dieu très haut ». Et ce qui est étonnant c’est encore de voir que les premiers à le reconnaître sont les esprits mauvais, bien avant Pierre et les apôtres. Cet « être » de Jésus qui est sans doute sa divinité même, va se révéler un peu plus comme la capacité de pouvoir, vouloir, savoir, se communiquer et faire. C’est un être tout puissant et dynamique. Là où personne ne « pouvait plus attacher » ou « maîtriser » l’homme « possédé d’un esprit mauvais », Jésus intervient avec puissance, chasse les esprits et l’homme est définitivement guéri. Ce chapitre est un chapitre de guérisons aussi extraordinaires l’une que l’autre, avec aussi celle de la « femme qui avait des pertes de sang depuis douze ans » et celle de la fille de Jaïre. Jésus peut guérir et les gens en sont « complètement bouleversés ».

    Jésus peut et en même temps il veut. La volonté divine est toute puissante. En ce sens Jésus est libre d’agir comme il veut, de permettre ou non à l’homme de voir ses désirs satisfaits. Il permet aux esprits mauvais d’entrer dans les porcs. Mais il ne consent pas à l’homme qui a été guéri de l’accompagner avec ses disciples. Jésus décide avec l’autorité du maître. En même temps, Jésus sait ce qui se passe, il comprend même les réalités qui restent obscures aux autres hommes : « L’enfant n’est pas morte, elle dort. » Et l’on peut comprendre que quelqu’un « se moquait de lui », car Jésus est capable de voir bien au delà des apparences.

    Jésus, que les Evangiles nous feront découvrir comme la Parole du Père, est déjà dès le début une communication spéciale de cette parole. Il n’arrête pas de dire, de parler, d’annoncer, d’ordonner : « Jeune fille, je te le dis, lève-toi ! » « Ne crains pas, crois seulement. » Et en même temps sa parole agit : tout est uni en Jésus, pouvoir, volonté, parole et action ne forment qu’un tout harmonieux. Et tout ce que Jésus fait est toujours pour l’autre, pour son bien : « Annonce tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde. » Jésus essaye de faire comprendre que son pouvoir est un pouvoir divin, mais c’est encore bien difficile pour l’homme de saisir ce qui se passe : « Il se mit à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. »

    Nous disions, au début de notre étude, que l’être de la Trinité est à la fois accueil et don. Le Père, le Fils et le Saint Esprit, s’accueillent l’un l’autre et se donnent l’un à l’autre dans un mouvement d’amour perpétuel et réciproque qu’ils communiquent en même temps à l’homme et à toute la création. Il est étonnant de voir que la puissance de Dieu en Jésus n’écrase jamais l’homme, elle est d’une délicatesse infinie. Jésus accueille toujours l’homme avant de lui donner généreusement son salut ou sa guérison. Il n’impose pas ce salut à l’homme. Il est d’abord attentif à la situation dans laquelle cet homme se trouve, il se met à son écoute pour le comprendre et mieux pouvoir répondre à ses besoins. Jésus demande : « Quel est ton nom ? » « Qui a touché mes vêtements ? » Il regarde « tout autour pour voir celle qui avait fait ce geste. » Il « surprend » les mots des gens qui arrivent de la maison de Jaïre : « Ta fille vient de mourir. A quoi bon déranger encore le Maître ? » Ce qui veut dire que rien ne lui échappe. Il est d’abord extrêmement présent à toute personne et à tout ce qui se passe. C’est pour cela aussi qu’il « se rendit compte qu’une force était sortie de lui. » Lui seul a compris ce qui s’était passé.

    Et sur la base de cet accueil, lorsque le moment est venu pour lui d’intervenir, Jésus se donne complètement. Il donne la guérison et bien au-delà de la guérison qui sera toujours provisoire, il donne le salut, il se donne à l’homme qui le cherche et qui le demande. « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix et sois guérie de ton mal. » Ce chapitre est déjà un avant goût du salut final que Dieu en Jésus est venu donner à toute l’humanité.

    Et pour finir cette rapide description de Jésus, il est encore une fois étonnant de voir combien de mouvements se succèdent continuellement d’une scène à l’autre. Dieu en Jésus, n’est pas un maître tout puissant qui attend sur son trône que ses sujets viennent se prosterner devant lui : c’est lui qui fait toujours le premier pas, qui se déplace pour aller à la recherche de ces brebis perdues. « Ils arrivèrent sur l’autre rive du lac. » « Jésus descendait de la barque. » « Jésus remontait dans la barque. » « Jésus regagna en barque l’autre rive. » « Jésus partit avec lui. » « Ils arrivèrent à la maison du chef de la synagogue. » « Il entre... il pénètre là où reposait la jeune fille. » Combien est dynamique, l’ « être » de Jésus !

    L’autre personnage de notre chorégraphie est la foule qui se déplace aussi beaucoup pour trouver Jésus, qui lui tourne autour, Jésus étant toujours le centre de tout. « Un homme possédé d’un esprit mauvais sortit du cimetière à sa rencontre. » « Arrivés auprès de Jésus, ils voient le possédé assis... » « Le possédé le suppliait de pouvoir être avec lui. » « La foule s’assembla autour de lui. » « La foule qui le suivait était si nombreuse qu’elle l’écrasait. » Il « prend avec lui le père et la mère de l’enfant et ceux qui l’accompagnent. »

    Cette foule va entrer en dialogue avec Jésus. « Voyant Jésus de loin, il accourut, se prosterna et cria de toutes ses forces : ‘Que me veux-tu, Jésus, Fils du très haut ? Je t’adjure par Dieu, ne me fais pas souffrir ! » L’attitude générale est de se prosterner devant le Maître et les paroles ne sont pas seulement des demandes mais de véritables supplications ; tout le monde le supplie, les esprits mauvais comme les hommes. « Les esprits mauvais supplièrent Jésus : ‘Envoie-nous vers ces porcs, et nous entrerons en eux.’ » « Ils se mirent à supplier Jésus de partir de leur région. » « Le possédé le suppliait de pouvoir être avec lui. » Jaïre, le chef de la synagogue, « voyant Jésus tombe à ses pieds et le supplie instamment : ‘Ma petite fille est à toute extrémité. Viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive.’ » L’hémorroïsse aussi « vint se jeter »  aux pieds de Jésus.

    Que veut dire tout cela ? On le comprend mieux encore en suivant la description des sentiments de cette foule par rapport à Jésus. « Ils furent saisis de crainte. » « Tout le monde était dans l’admiration. » L’hémorroïsse était « craintive et tremblante ». A la guérison de la fille de Jaïre, les témoins « furent complètement bouleversés. » Qu’ils soient dans une attitude positive (de remerciement) ou négative (comme les propriétaires des porcs qui préfèrent voir Jésus s’en aller ailleurs), tous ont par rapport à lui l’attitude du serviteur ou de l’esclave par rapport à son maître. On y sent une grande distance psychologique. Jésus est d’un autre monde, d’une autre dimension. On ne supplie pas quelqu’un qui est l’égal de soi-même. Le pauvre peut supplier le riche, le faible peut supplier le fort, l’impuissant le puissant. On est encore bien loin de la relation de fraternité que Jésus va tâcher peu à peu de construire avec ses disciples et, à travers eux, avec chacun de nous. Il faudra beaucoup de temps pour que l’homme comprenne une réalité tellement nouvelle, tellement révolutionnaire, hors de tout ce qu’un homme avait pu expérimenter jusque là.

    Ce qui est sûr c’est que personne ne peut rester indifférent devant une telle manifestation de puissance et d’amour. On a tout de suite envie de partager cette « bonne nouvelle ». « Alors cet homme s’en alla, il se mit à proclamer dans la région de la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui, et tout le monde était dans l’admiration. » Et pourtant, à la fin de notre chapitre, Jésus « recommanda avec insistance que personne ne le sache ». Sans doute la prudence pour que personne ne l’empêche de continuer sa mission tant que son heure n’est pas encore venue.

    Le passage le plus émouvant de notre chapitre est sans doute celui qui montre la relation de Jésus avec la femme qui perdait son sang depuis douze ans. Jésus est venu lui donner la guérison, comme il l’a fait pour le possédé et pour la fille de Jaïre. Mais cela n’est rien encore. La guérison n’est pas le but final de Jésus. Un jour ou l’autre, cette personne tombera malade de nouveau et mourra. Alors, quel est son but ? Le salut ? Oui, sans doute : « Ta foi t’a sauvée. » Ce salut est mêlé aussi à une grande paix : « Va en paix et sois guérie de ton mal. » Mais ce qui est important ici, pour Jésus, c’est cette possibilité qu’il nous donne d’entrer consciemment dans ce rapport de réciprocité, d’amour réciproque qu’il vit déjà à l’intérieur de la Trinité et qu’il veut partager avec nous.

    Jésus aurait pu se contenter de se rendre compte « qu’une force était sortie de lui ». Cela aurait voulu dire que la guérison était advenue. Cette pauvre femme allait pouvoir vivre normalement. Mais en réalité elle était encore pleine de peur. Elle allait vivre tout le reste de sa vie comme une personne qui a honte de dire la vérité. Jésus veut que cette vérité la libère. Il veut que la foi la conduise à la paix et à la joie d’une relation nouvelle avec Dieu et avec le prochain. Là est la plus grande révolution que nous allons comprendre encore, peu à peu, au fil des chapitres qui nous restent à lire.

     

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    Perles de la Parole

     

    « Un homme possédé d’un esprit mauvais sortit du cimetière à sa rencontre. » (5,2)

    Rien de plus simple et de plus beau que ces deux verbes mis ensemble : sortir et rencontrer ! La réputation de Jésus s’est vite répandue dans tout le pays et tout le monde veut le rencontrer. Mais pour le rencontrer il faut sortir. Sortir de sa maison, de son milieu, de sa routine quotidienne. Sortir de soi-même surtout, de ses habitudes, de ses préjugés, de son égoïsme. Il faut, au moins pour un moment, tout quitter pour accueillir Jésus de tout son cœur et de tout son esprit. Alors aura lieu la rencontre et ce sera une véritable rencontre, celle de la réciprocité entre deux êtres qui s’aiment et se donnent l’un à l’autre totalement.

    Cela ne devrait pas être si difficile, surtout si on pense que c’est Jésus qui a déjà fait le premier pas. C’est lui qui est sorti le premier de son ciel pour venir à notre rencontre. Mais il veut que nous fassions nous aussi notre « premier pas », pour que la rencontre soit, en quelque sorte, entre deux personnes qui se traitent d’égal à égal. Ce n’est pas tout à fait vrai puisque nous ne sommes que de pauvres créatures bien limitées, et c’est pourtant vrai car Jésus le veut : il fait comme si nous étions comme lui, il fait confiance à la partie divine qu’il a mise en nous quand il nous a créés.

    Et, une fois faite notre part, une fois que nous sommes sortis de nous-mêmes, il n’y a pas trop à se préoccuper : c’est lui qui va organiser la rencontre, qui va prendre l’initiative, qui va engager avec nous le dialogue qui va transformer notre vie. C’est lui qui va nous guérir, nous apaiser, nous encourager, nous donner la force de continuer. Tout ne va pas être résolu en une rencontre, mais, si nous le voulons, cette rencontre peut se répéter, une fois, deux fois, chaque jour, chaque instant même, si nous sommes vigilants, et alors vraiment la vie s’illuminera au delà de tout ce que nous aurions pu imaginer.

    Et quand nous découvrons enfin que ce Jésus qui nous attend, qui désire tellement nous rencontrer, se trouve aussi en chacun de nos frères et de nos sœurs, quelle aventure se présente devant nous, à nous couper le souffle ! Il suffit d’un petit effort : sortir un peu plus chaque jour... jusqu’au jour où nous sortirons pour de bon de cette vie d’ici-bas pour rencontrer Dieu face à face et tous ceux que nous aurons aimés sur cette terre. Le passage sera sans doute difficile, mais si nous nous sommes entraînés toute la vie à sortir, ce sera seulement un acte de foi et d’amour en plus, avec une joie immense à partager ensuite pour toujours !

     

    « Annonce tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde. » (5,19)

    Quelques considérations très simples à faire à la lecture de cette petite phrase. D’abord ce que Dieu, le Seigneur, « fait », c’est toujours « pour » quelqu’un, pour moi, pour toi, pour l’humanité, pour notre bien, pour les brebis perdues... L’action de Dieu n’est jamais un caprice sans signification, elle est toujours un acte d’amour efficace, surprenant, positif. Son action est aussi toujours pleine de « miséricorde ». Que veut dire cela ? Nous savons que Dieu est amour, cela n’est-il pas suffisant ? Pourquoi ajouter le mot « miséricorde » ?

     C’est simplement parce que l’homme, chacun de nous, qui devrions vivre avec Dieu et notre prochain l’amour réciproque, nous nous arrêtons souvent en route, nous coupons le courant. Dieu a fait le premier pas, nous avons commencé peut-être à répondre, mais voilà que nous nous sommes distraits en route, ou bloqués sur un obstacle imprévu. Dieu ne nous en veut pas, il nous pardonne tout de suite. Mieux encore, il fait notre part, il traite avec nous comme si nous avions répondu, il comble notre vide et l’échange peut reprendre comme s’il ne s’était jamais interrompu. Quel amour immense et merveilleux que celui de Dieu !

    Il nous reste tout de même une autre tâche à assumer : prendre conscience de tout cela et l’annoncer. Participer avec Jésus à la diffusion de la « Bonne nouvelle ». Tellement de gens, comme nous peut-être autrefois, n’ont pas encore bien compris ce qui se passe, l’amour et la miséricorde de Dieu. Ils ne l’ont peut-être même pas compris du tout. Certains sont complètement réfractaires à ce genre d’annonce, parce que sans doute on leur a montré une idée fausse de Dieu. A nous de l’annoncer, par des paroles s’il le faut, mais surtout par notre témoignage de vie, par nos actions, nos réactions, nos attitudes devant les problèmes de la vie. C’est beau d’avoir découvert ce que Dieu a « fait pour nous » dans sa miséricorde, c’est encore plus beau de partager cette découverte avec le plus grand nombre possible de nos compagnons de voyage.

     

    « Si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai sauvée. » (5,28)

    Formidable cette pensée qui traverse soudain l’esprit de cette pauvre femme malade, malade depuis 12 ans déjà et qui avait perdu l’espoir en même temps que tout son argent dépensé sans résultat auprès de médecins qui n’avaient rien pu faire ou qui l’avaient peut-être même trompée ! Mais comment cela va-t-il être possible ? Il suffira vraiment de toucher la tunique de Jésus pour que toute une vie soit transformée ? Et c’est pourtant bien ce qui va se passer.

    Mais qui a mis cette idée bizarre dans la tête de cette désespérée? C’est Dieu lui-même par son esprit. Dieu qui pourrait guérir la malade sans même lui demander son avis, a besoin qu’elle fasse sa part. Une part à la fois toute simple, apparemment tellement facile : il suffit d’étendre la main un instant pour toucher le vêtement de Jésus. Mais c’est un geste en même temps si difficile, car notre amie a une peur terrible de se faire remarquer, que tout le monde sache la vérité.

    Notre vie passe souvent par des épreuves de ce genre. Combien de fois dans nos relations, notre travail, pour notre santé, nos activités, nous frisons la catastrophe, nous pensons que tout va être irrémédiablement gâché. Et l’esprit de Dieu nous met dans la tête une solution, un geste tout bête à faire. Nous avons peur de le faire, nous inventons mille excuses pour rester plus tranquilles dans notre « maladie ». Mais, si nous nous laissons convaincre, si nous faisons un seul petit acte de foi suivi par une action concrète cohérente, tout va changer, tout va se résoudre et nous serons sauvés.

     

    « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix et sois guérie de ton mal. » (5, 34)

     « Ne crains pas. Crois seulement. » (5, 36)

    Notre monde moderne, surtout en occident, est malade du désir de sécurité. On veut tout assurer pour l’avenir comme pour le présent. On assure sa voiture contre les accidents, la maison contre les incendies ou les voleurs, la santé contre les maladies. On vote aux élections pour les candidats qui nous promettent plus de sécurité dans le travail ou dans la rue. On devient malade en essayant de tout prévoir et il y a toujours des imprévus, de petites ou de grandes catastrophes contre lesquelles toutes les assurances du monde ne peuvent rien. Alors que faire ?

    Croire simplement. Croire n’est jamais une assurance, même si on a essayé de faire de la foi un dépôt rassurant que beaucoup de gens ont complètement perdu, parce que la foi ne peut jamais être fixée comme on fixe un clou dans un mur. Croire c’est se lever le matin et se jeter dans les bras de ce Dieu que nous ne voyons pas, mais dont l’amour nous attire. Croire c’est se jeter à l’eau dans des relations avec nos frères et nos sœurs qui sont toujours à réinventer, même si la veille tout s’était bien passé. Croire est une aventure. C’est le prix que Dieu nous demande pour qu’il ne fasse pas tout seul tout le travail : il nous demande juste une petite part, petite et si difficile en même temps !

    Mais si nous avons le courage de croire, et de recommencer à croire après chaque épreuve, nous trouverons la paix, nous serons guéris et sauvés, nous ne craindrons plus. La vie est tellement plus passionnante quand on l’affronte de cette manière. Pas de place pour l’ennui, pas de place pour le pessimisme, pas de place pour la solitude. Notre voyage s’animera chaque jour un peu plus avec la joie communicative de partager cette découverte avec tous ceux que nous croiserons sur notre route.  

     

     « Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? » (5,39)

    Ces mots de Jésus peuvent sembler ici bien sévères. N’est-ce pas naturel de pleurer et d’être agité devant la mort ? La foule croyait peut-être que Jésus pouvait faire le miracle de guérir des malades, mais ressusciter quelqu’un de la mort, c’était impensable. Et pourtant Jésus nous demande d’avoir confiance en lui, au delà des apparences.

    Pleurer et être agité sera donc considéré comme un péché ? Là n’est pas la question. Dans notre pauvre petit esprit malade de complexes, de jugements, de scrupules, nous enchaînons un problème avec un autre. Même si c’était un péché cela n’a pas d’importance puisque Jésus nous les pardonnera tous, comme nous l’avons vu au chapitre 3. Dieu ne va pas nous juger si nous pleurons et nous sommes agités. Lui-même a pleuré sur Jérusalem ou à la mort de son ami Lazare. Les pleurs et l’agitation sont parfois même salutaires, car ils nous aident à prendre conscience de nos limites, à demander de l’aide à Dieu au lieu de penser que nous sommes capables de tout résoudre tout seuls.

    Mais ici encore Jésus nous demande de jeter en lui tous nos soucis, nos angoisses, nos problèmes. Rien ne peut être un obstacle pour toujours. Même la mort est comprise dans l’immense dessein d’amour qu’il a sur chacun de nous. La preuve, c’est que bientôt lui-même va affronter cette mort de la plus cruelle des manières pour nous montrer que jamais il ne va nous abandonner. Alors aidons-nous seulement à voir chaque fois un peu plus loin que les apparences. Restons surtout unis devant les problèmes car si nous sommes unis, Jésus est présent au milieu de nous et nous fait voir la lumière au delà des ténèbres. Il nous a donné sa vie pour cela et on pourrait penser qu’il doit être bien triste si nous ne croyons même pas à tout ce qu’il a fait pour nous.

     

    « Jeune fille, je te le dis, lève-toi ! » (5, 41)

    Nous sommes toujours ici dans la même logique : sortir de nous, croire en nous jetant en Dieu, ne pas rester sur place à craindre et à pleurer, et maintenant nous lever. Jésus parle ici avec autorité, c’est un ordre qu’il donne à la jeune fille qui est morte. Mais quel ordre si celle-ci ne peut même pas l’entendre ? C’est à nous que Jésus adresse ces mots, pour nous montrer qu’il est tout puissant dans son amour. Rien ne peut lui résister s’il a décidé de trouver une solution définitive à nos problèmes les plus terribles. Il suffit qu’il le veuille et qu’il exprime cette volonté bienfaisante.

    Mais ici encore, Jésus nous demande de faire notre part. Et notre part sera une fois de plus toute simple : il suffira de nous lever. Quoi de plus naturel et ordinaire que de nous lever quand nous sommes assis ou couchés. Si nous sommes dans un état normal, si nous ne sommes pas paralysés par un mal qui nous empêche de bouger, quoi de plus facile et rapide que de nous lever ?

    Après avoir lu et relu notre chapitre, après l’avoir médité, contemplé, après avoir laissé ces perles de la Parole pénétrer en nous et nous transformer de l’intérieur, je crois que pour toujours nous aurons envie de nous lever, de rester debout quoi qu’il arrive. Nous tomberons quand même de temps en temps, pour nous rappeler sans doute que nous sommes faibles tout seuls. Et cela donnera du courage à nos frères et à nos sœurs qui hésitent eux aussi à se relever. Un peu de « gymnastique » chaque jour pour rester en bonne santé dans notre esprit, notre cœur et notre corps : c’est tout le bien que Jésus nous souhaite !


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