• Marc 8

    Nous voici finalement arrivés au huitième chapitre de notre Evangile. Aux yeux de tous les exégètes, c’est un chapitre extrêmement important, un chapitre charnière. Nous en sommes presque à la moitié de l’Evangile selon Saint Marc, qui est le plus court de tous. C’est le chapitre de la déclaration de Pierre : les apôtres commencent finalement à comprendre.

    Mais voyons d’abord rapidement tout le déroulement de notre texte. Tout commence par un nouveau miracle, la seconde multiplication des pains : « Ils mangèrent à leur faim, et, des morceaux qui restaient, on ramassa sept corbeilles. Or, ils étaient environ quatre mille. » Puis surviennent les pharisiens qui demandent « un signe venant du ciel. » Mais Jésus ne perd pas de temps avec eux, cette fois-ci. Il les quitte rapidement après leur avoir dit : « Aucun signe ne sera donné à cette génération. » Jésus se retrouve ensuite seul avec ses disciples, toujours en chemin, à pied ou en barque d’une rive à l’autre du lac. Il essaye une première fois de voir ce que ses disciples comprennent, mais le résultat semble assez décourageant : « Vous ne comprenez pas encore ? » En route, « on lui amène un aveugle et on le supplie de le toucher. » Et Jésus guérit l’aveugle : encore un miracle par amour pour cette humanité malade, mais sans doute aussi pour convaincre un peu plus la foule et surtout les disciples que c’est bien Dieu qui est ici à l’œuvre.

    Nous en arrivons alors à une nouvelle tentative de Jésus pour voir si les disciples vont enfin comprendre : « Pour les gens qui suis-je ? » Et finalement : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Et c’est là que Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie.’ » C’est la première fois que quelqu’un comprend vraiment qui est Jésus et le dit expressément : jusque-là seuls les esprits mauvais semblaient avoir compris. Mais la profession de Pierre ne va pas encore bien loin. Lorsque Jésus explique ce que tout cela veut dire, tout ce que doit souffrir « le Fils de l’homme », voilà que Pierre le prend à part et se met « à lui faire de vifs reproches. »La réaction de Jésus est très forte : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Et Jésus explique alors longuement à la fois aux disciples et à la foule ce que sont ces « pensées de Dieu », une description extraordinaire sur le dessein de Dieu sur chaque homme que nous allons bientôt essayer d’approfondir.

    L’Evangile, la Bonne Nouvelle de Jésus, Fils de Dieu, prend maintenant un nouvel élan qui s’arrêtera seulement un moment,  pour mieux rebondir, à la mort de Jésus sur la croix, cette mort que Jésus commence déjà à annoncer ouvertement. C’est la révélation qui prend son essor. La vie trinitaire qui s’incarne, qui transforme tout sur son passage, qui guérit l’homme de ses infirmités, mais qui fait surtout entrer cet homme dans la dynamique justement de la Trinité. Il suffit de voir comment Jésus procède à cette nouvelle multiplication des pains. « Il ordonna à la foule de s’asseoir par terre. Puis, prenant les sept pains et rendant grâce, il les rompit et il les donnait à ses disciples pour que ceux-ci les distribuent ; et ils les distribuèrent à la foule. » On retrouve ici toujours le même mouvement trinitaire qui part du Père auprès duquel Jésus « rend grâce », c’est-à-dire que Jésus ne fait rien sans la bénédiction du Père dans l’Esprit. Le miracle n’est autre que cette vie d’accueil et de donation entre les Trois qui s’écoule maintenant sur l’humanité, qui s’élargit jusqu’à l’homme et qui entraine l’homme avec elle. Jésus donne les pains aux disciples pour qu’ils les distribuent à leur tour à la foule. C’est cela la vocation trinitaire de l’homme : accueillir de tout son cœur le don divin, en rendant grâce, et aussitôt en faire profiter son frère pour que celui-ci en fasse profiter à son tour un autre prochain : la dynamique de l’amour infini et éternel qui ne peut cesser que dans la liberté de la faiblesse de l’homme qui décide à un certain moment de ne plus suivre ce courant divin, mais qui peut tout de suite s’y remettre avec la même liberté. Dieu est là, qui donne et qui attend, toujours prêt et toujours discret, nous laissant l’initiative de continuer ou non son œuvre et son amour.

    L’homme est donc libre d’accepter ou de refuser ce message et cet amour. Et les pharisiens ont vraiment décidé de le refuser. Ils lui parlent maintenant directement. Ils sont en train de le chercher, ils surviennent à tout moment pour le déranger « pour le mettre à l’épreuve ». Jésus ne s’attarde pas avec eux, cette fois-ci. Il ne veut pas provoquer tout de suite les pharisiens outre mesure, car son heure n’est pas encore venue. Il reste donc encore assez prudent, même s’il refuse lui aussi de leur donner un signe. Il ne s’attarde pas avec eux, mais il est important de se rendre compte que, désormais, les pharisiens seront toujours là, comme un arrière-fond de la vie de Jésus, sa condamnation à mort qui n’attend que le bon moment pour se déclarer et s’exécuter. Comment Jésus devait-il vivre cela, lui qui comprenait tout ?

    Il est impressionnant de voir ensuite que les disciples n’ont pratiquement encore rien compris. Et c’est là une constante de l’Evangile de Marc, cet Evangile qui n’est autre que l’émanation des plus proches amis de Pierre. Pierre qui a donc recommandé d’écrire pour la postérité combien les apôtres, et lui le premier, étaient lents à ouvrir leurs yeux, leur esprit et leur cœur. Les miracles de Jésus non seulement n’aident pas encore les apôtres à saisir le message, mais on dirait qu’ils sont tellement forts, tellement inouïs que les pauvres disciples sont plus choqués ou abattus qu’émerveillés et reconnaissants. Quelle patience devait être celle de Jésus ! Cela nous encourage au fond, si l’on pense à la patience qu’il doit avoir avec nous encore aujourd’hui… « Vous ne voyez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur aveuglé ? Vous avez des yeux et vous ne regardez pas, vous avez des oreilles et vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ?... Vous ne comprenez pas encore ? »

    Et malgré cela, quelques pas plus loin, après le nouveau miracle de la guérison de l’aveugle, peut-être un peu moins impressionnant celui-là que la multiplication des pains, Jésus tente encore une fois de voir si les disciples vont finalement comprendre quelque chose : « Chemin faisant, il les interrogeait : ‘Pour les gens, qui suis-je ?’ Ils lui répondirent :’ Jean-Baptiste ; pour d’autres Elie ; pour d’autres un des prophètes.’ Il les interrogeait de nouveau : ‘Et vous, que dites-vous ? Pour vous qui suis-je ?’ Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie’ ». Ça y est, le message est arrivé ! Quel soulagement cela doit être pour Jésus, même si c’est un soulagement de bien courte durée puisque, comme nous l'avons vu un peu plus haut, Pierre va montrer tout de suite qu’il n’a compris que le début du message et non pas le tout en profondeur. Mais c’est extraordinaire de voir cette patience de Jésus avec nous, et sa méthode discrète de commencer par interroger, par attirer l’attention, par nous aider à exprimer les choses de nous-mêmes plutôt que de nous les imposer, si l’on peut dire, du dehors. (Même si Jésus ne parle en fait jamais du dehors !)

    Il ne suffit donc pas, pour suivre le Christ, de reconnaître qu’il est le Fils de Dieu, le Messie, il faut aussi entrer dans le cœur de sa vie et de son message et c’est là que les choses deviennent à la fois encore plus passionnantes mais aussi beaucoup plus difficiles. « Pour la première fois, il leur enseigna qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué et que, trois jours après, il ressuscite. » On peut  comprendre les reproches de Pierre qui a tout de même la délicatesse de prendre Jésus à part pour lui dire ce qu’il pense. Comment pouvait-il imaginer un seul instant que l’envoyé du Dieu tout puissant (il ne saisit évidemment pas encore que cet envoyé est aussi Dieu lui-même) doive souffrir et même être tué, puis ressusciter ? Mettons-nous à la place des disciples. La résurrection elle-même ne va pas tout leur faire comprendre : il y faudra l’intervention directe de l’Esprit Saint à la Pentecôte pour que tout soit clair. Nous sommes souvent comme cet aveugle guéri qui commence à voir les gens comme des « arbres » qui marchent, puis, après une nouvelle intervention de Dieu, se met « à voir normalement ».

    Jésus a donc vertement réprimandé Pierre, en présence des autres disciples, et maintenant voilà qu’il commence à s’expliquer pour la première fois sur le vrai sens de son message, en présence même de la foule (car les disciples ne sont qu’un passage, une médiation, c’est bien toute l’humanité que Dieu veut guérir). Révolution totale évidemment pour la mentalité humaine, telle qu’elle avait mûri jusque-là, mais révolution toujours valable pour l’humanité d’aujourd’hui qui continue si facilement à perdre le fil : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Evangile la sauvera. Quel avantage un homme a-t-il à gagner le monde entier en le payant de sa vie ? Quelle somme pourrait-il verser en échange de sa vie ? » Ces mots parlent d’eux-mêmes, même s’il est vrai qu’on se demande souvent comment les mettre en pratique dans la vie quotidienne. Mais il ne s’agit pas d’imiter ici des comportements ou des attitudes extérieures, il s’agit encore une fois d’entrer dans la logique de l’amour trinitaire où chacun des Trois ne vit que pour les deux autres, n’est jamais centré sur lui-même, mais « est » simplement là à accueillir l’autre et à se donner à lui dans la réciprocité. Tout mouvement d’arrêt dans cette dynamique éternellement féconde vient simplement gâcher la Vie de Dieu en nous et dans les autres. Le seul problème est que renoncer à soi-même sur cette terre veut dire souffrir et sentir le poids de la croix que nous étreignons, tandis qu’au paradis ce ne sera plus que jouissance et reconnaissance éternelles et sans cesse renouvelées, sans plus de possibilité de s’arrêter. Sur la terre, nous avons toujours la liberté, et la responsabilité, de nous arrêter, de ne plus marcher pour un moment à la suite de Jésus. Heureusement qu’il nous aime et qu’il nous a déjà tout pardonné. Ce n’est pas si tragique que cela au fond. Remercions ce Dieu qui a été tellement vrai avec nous, qui ne nous a rien caché de la vérité. Il nous a traités comme des personnes mûres même si nous ne l’étions pas encore vraiment : quelle confiance tout de même et quel amour infini, sans limites !

    Mais pour finir notre commentaire du chapitre 8 de Marc, je voudrais m’arrêter sur une considération assez surprenante : la place énorme de la négation et du refus dans notre Evangile. On ne va pas s’attarder beaucoup sur les négations normales de la vie de tous les jours qui sont déjà bien nombreuses : « Ils n’avaient pas de quoi manger. » « Ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans la barque. » « Vous ne voyez-pas ? Vous ne comprenez pas encore ? … vous ne regardez pas… vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ? » « Vous ne comprenez pas encore ? » Les négations sont souvent seulement la constatation des difficultés normales de la vie courante. Il faut reconnaître qu’elles sont déjà ici assez fortes.

    Mais venons-en au refus lui-même. Refuser est le dernier verbe de notre « vision des quatre verbes » qui illumine depuis le début notre recherche. Revenons-y un instant : « être », « accueillir », « donner » ou « se donner » et « refuser ». Les premiers verbes se comprennent très bien, dans cette logique de la vie trinitaire que nous venons à peine de rappeler. Mais pourquoi « refuser » ? Nous avons déjà dit une première fois que c’est d’abord un signe de la liberté et de la responsabilité de l’homme, qui n’est pas obligé de suivre Dieu comme une marionnette, mais qui a la possibilité de le refuser librement. Mais cette réalité va nous apparaître maintenant plus importante encore. D’abord, on doit sans cesse se rendre à l’évidence que nous sommes bien sur cette terre, nous ne sommes pas encore au paradis. Nous sommes entourés d’ « esprits  mauvais »  qui ne veulent pas suivre Dieu. Et bien des hommes les suivent malheureusement, et parfois même ceux qui devraient nous donner l’exemple, comme les pharisiens.

    Alors Jésus va d’abord nous montrer que, pour le suivre, il faut d’abord être conscient de ce mal qui s’introduit partout et le refuser. « Amen, je vous le déclare : aucun signe ne sera donné à cette génération. » C’est que Jésus doit faire face à tous ces gens qui veulent « le mettre à l’épreuve », qui vont le faire « souffrir », le « rejeter » et finalement le « tuer » (refus suprême et définitif). Et Jésus doit à son tour refuser toute cette confusion qui gagne même l’esprit des apôtres : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » La vie avec le Christ ne sera donc pas une promenade tranquille, mais une véritable bataille, où l’on devra « renoncer » à soi-même (autre forme de refus), prendre sa croix (le signe le plus horrible du refus du monde !) et être prêt à perdre sa vie (à la refuser) pour Jésus et l’Evangile. Sinon ce serait finalement perdre sa vie pour toujours et ne même plus pouvoir la racheter. Refuser est plus fort qu’une négation. On peut ne pas faire quelque chose simplement par oubli ou inattention, tandis que refuser, c’est dire non délibérément et souvent de manière définitive. Il y a là évidemment un choix sérieux à faire.

    Notre chapitre finit même par une sorte de menace divine : « Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les anges. » Menace réelle à prendre au sérieux ? Franchement je n’arrive pas à y croire. C’est plutôt sans doute la pédagogie d’un Dieu qui a peur pour nous et qui veut nous faire comprendre la gravité de nos bêtises, comme on fait peur à un enfant de quatre ans pour qu’il n’aille pas prendre une décharge électrique ou se jeter sous les roues d’une voiture en traversant la rue. Non, Jésus n’a jamais eu honte de nous et il n’aura jamais honte. Sinon il ne serait pas mort pour nous sur la croix : il n’a même pas eu honte de porter sur lui, par amour pour nous, la pire des ignominies ! Mais certainement nous le faisons souffrir chaque fois que nous nous détournons de lui et surtout nous nous faisons souffrir nous-mêmes et c’est cela qu’il essaye d’éviter par tous les moyens. Et c’est bien pour cela que son amour sait tour à tour, nous « accueillir, « se donner » à nous, mais aussi « refuser » notre médiocrité et notre inconscience. Quelle grandeur et quelle imagination toujours nouvelle de cet amour divin !

     

     

    _ _ _ _ _ _ _ _

     

    Perles de la Parole

     

    « Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ? » (8,12)

    Pourquoi Jésus s’indigne-t-il que cette génération, celle des pharisiens et des scribes de l’époque, demande un signe ? N’est-ce pas lui qui nous a dit un jour : « Demandez et vous obtiendrez. » ? Oui, bien sûr, mais ici c’est complètement différent. Jésus est venu tout donner à l’humanité. Il n’est pas encore à la fin de sa mission, il n’a pas encore donné sa vie jusqu’au bout sur la croix, mais il donne déjà tout, son temps, ses forces, son attention, son amour, sa puissance de guérison, sa sagesse, ses conseils, la vie du ciel qu’il porte en lui, mais ces scribes et ces pharisiens ne veulent rien voir. Ils font comme si Jésus n’avait rien fait. Comme si, à la fin d’un repas somptueux où la maîtresse de maison a mis tout son temps, ses forces et son amour, on lui demandait : « J’ai faim, tu n’aurais pas quelque chose à me mettre sous la dent ? », comme si tout le repas abondant n’avait servi à rien. Jésus nous apporte Dieu servi sur un plateau, sans que nous ayons presque à faire d’efforts pour le recevoir et bénéficier de son action et voilà qu’on lui demande encore un signe du ciel. On se moque de lui. Ou bien ces scribes et ces pharisiens sont tellement aveuglés qu’ils ne comprennent rien.

    Mais laissons de côté maintenant ces scribes et ces pharisiens et rappelons-nous que l’Evangile s’adresse à nous aujourd’hui. Combien de fois nous nous plaignons de notre vie, sans même penser à remercier Dieu de nous l’avoir donnée. Combien de fois nous perdons l’espoir ou la patience, aveuglés par nos petits ou grands problèmes quotidiens qui nous empêchent de voir la réalité. Et la réalité c’est que Dieu nous a tout donné et qu’il est là à nos côtés. Que voudrions-nous de plus encore ? Combien de fois nous prions pour obtenir des bienfaits et des miracles qui nous ont déjà été accordés mais que nous n’avons même pas su voir, pour des grâces qui nous sont tombées dessus sans même que nous nous en apercevions. Dieu est là et il ne nous abandonnera jamais, mais il demande quand même un peu plus attention à sa présence, avant de lui demander encore et encore une foule de miracles qu’il a déjà faits pour nous depuis longtemps et qu’il continue à faire. Ne sommes-nous pas encore debout et en vie ? C’est vrai que dans cette vie il y a aussi beaucoup de souffrances, mais voudrions-nous avoir le fruit de la souffrance sans passer par elle ? Voudrions-nous être traités encore mieux que Jésus lui-même ? Nous rêvons peut-être parfois comme de petits enfants gâtés, alors qu’en prenant la vie comme Dieu nous la donne, mais avec responsabilité, nous aurions déjà beaucoup de réponses à nos petits problèmes et nous commencerions à nous occuper plus sérieusement des problèmes des autres, des problèmes de cette humanité qui souffre autour de nous, et nous aurions beaucoup moins de questions pour nous-mêmes…

     

    « Vous ne voyez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur aveuglé ? Vous avez des yeux et vous ne regardez pas, vous avez des oreilles et vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ? » (8,17-18)

    C’est à peine croyable : que les scribes et les pharisiens ne comprennent rien, c’est assez logique, mais les apôtres alors, ceux que Jésus a choisis pour sa mission, ceux qui ont déjà fait tout un cheminement avec lui et qui ont été témoins de ses actions et de ses paroles ? Ils n’ont encore rien compris ? Evidemment Jésus exagère un peu, cela fait partir de sa pédagogie divine pour secouer un peu les apôtres et les réveiller. Mais, je ne sais pas si vous avez le même sentiment, toute cette histoire me donne beaucoup de courage et me console. Si les apôtres, les élus de Dieu, n’étaient pas capables de faire mieux, pourquoi nous scandaliser de nous-mêmes ou des autres quand nous nous apercevons que nous-mêmes avons bien des difficultés à comprendre, après 2000 ans de christianisme ? Tout cela devrait nous apaiser et nous faire contempler encore plus l’amour de ce Dieu qui a décidé de descendre du ciel pour nous alors que nous étions encore presque incapables de le recevoir. Mais sans doute s’est-il dit qu’attendre encore dix mille ans ou cent mille ans ne nous aurait pas fait mûrir beaucoup plus et qu’il était donc urgent de nous sauver. Si nous sommes un tout petit peu entrés dans le cœur de Dieu, c’est cela que nous devrions faire à notre tour : nous jeter à l’eau au milieu de nos frères pour leur donner cette vie que nous avons trouvée et ne pas trop nous préoccuper de voir si on nous comprend, puisque nous-mêmes souvent n’avons pas compris grand-chose. L’essentiel est finalement d’aimer et de donner notre vie : Dieu est le seul sans doute qui comprend vraiment ce qui se passe, faisons lui confiance !

     

    « ‘Pour vous qui suis-je ?’ Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie.’ » (8,29)

    S’il est vrai que souvent nous ne comprenons pas grand-chose, comme les apôtres, il est vrai aussi que, si nous voulons suivre Jésus, il est certaines réalités de base qui doivent être tout de même claires pour nous. La première c’est qu’avant toutes les actions, toutes les apparences, ce qui compte le plus c’est l’être de Dieu lui-même et l’être que Dieu a donné à chacun de nous. Jésus ne peut pas continuer sa mission tant que les apôtres n’ont pas compris au moins un peu qui « Il est ». Et Jésus est Dieu justement, Celui qui « est », ce Yahweh qui s’est révélé à l’homme le jour où il leur a dit son véritable nom : « Je suis Celui qui suis. » Le Messie est l’envoyé de Celui qui est, car il « est » lui-même comme Celui qui l’envoie. Cela devrait nous faire réfléchir et nous interroger tout au long de notre vie, tout au long de nos journées de travail et d’action. Tout peut être utile et important, à condition que nous n’oubliions jamais d’ « être » nous aussi et de laisser cet « être » suivre en nous son cours pour donner justement à notre travail et à notre action son véritable sens, au risque, sinon, d’être simplement comme des feuilles mortes agitées par le vent qui croient faire quelque chose car elles bougent, mais qui ont perdu pour toujours la possibilité de pouvoir ou de vouloir, de chercher ou de trouver, car elles ne sont plus branchées sur la vie de l’ « être » qui leur donne la sève pour aller de l’avant.

     

    « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (8,33)

    Jésus n’a évidemment rien contre les hommes, puisqu’il est venu donner sa vie pour eux. Ce qu’il dit ici de manière un peu provocante, c’est que les hommes qui se mettent à penser tout seuls, sans Dieu, courent le risque de se perdre complètement en chemin. Il nous faut redoubler d’attention si nous ne voulons pas tomber dans ce piège. Car on peut être rempli de bonne volonté et même d’amour pour les autres et avoir en même temps un esprit qui pense tout seul et qui pense n’importe quoi. La pensée est le dernier rempart du vieil homme en nous, disait quelqu’un. Sans que nous nous en rendions compte nous pensons à longueur de journée, nous jugeons les évènements et les personnes comme le monde le fait autour de nous. Nos pensées sont souvent de simples réactions instinctives guidées par la mode ou les apparences. Nous pensons une foule de choses dont nous aurions honte, si nous nous arrêtions à chaque instant à vérifier si véritablement c’est ainsi que nous sommes convaincus de penser. Alors que faire ? Apprendre à vivre chaque jour l’unité en nous entre le cœur, la volonté, l’esprit et l’action. Mais surtout apprendre à penser en unité avec ceux qui veulent comme nous suivre le Christ, car cela crée en nous un filtre qui nous empêche désormais d’accepter ou de redire stupidement toutes les pensées superficielles qui nous traversent l’esprit, comme Pierre l’a fait, en partant d’une bonne intention : il voulait empêcher Jésus de souffrir, mais il ne se rendait pas compte qu’il devenait ainsi un obstacle au plan de Dieu lui-même. De quoi nous convaincre d’être au moins un peu plus vigilants, sans trop nous plus nous préoccuper : la sagesse est un don de Dieu qu’il nous enverra peu à peu quand nous en aurons vraiment besoin.

     

    « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. » (8,34)

    On ne peut évidemment pas imaginer de déclaration qui aille plus à contre-courant de la mentalité ordinaire. Cette petite phrase est de la même dimension que tout le sermon des béatitudes. Elle révolutionne complètement notre vie. Elle est d’une logique qui nous échappe au départ et qu’on ne pourra comprendre qu’en la mettant en pratique. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’Evangile, c’est qu’on peut toujours essayer de le mettre en pratique et qu’on peut donc vérifier si ce que Jésus nous dit est vrai ou non. Et heureusement que nous avons devant nous des témoins de l’Evangile qui nous ont frayé le chemin et qui sont parvenus au but par cette méthode apparemment si étrange, preuve que la révolution de l’Evangile n’est pas une utopie.

    Mais je voudrais faire ici une considération à laquelle on oublie en général de penser, quand on lit cette fameuse déclaration de Jésus. Si on prenait cette phrase à la lettre, elle serait absolument impossible à vivre. Car Dieu nous demande d’un côté de nous arrêter (renoncer à soi-même) et de porter notre croix (qui devrait normalement nous écraser complètement de son poids, si c’est une vraie croix) et il nous demande de marcher à sa suite, de le suivre. Comment faire ? C’est qu’en réalité Jésus nous demande seulement de faire le premier pas vers lui, d’avoir l’intention de porter notre croix et en même temps la sienne. Mais la vérité, c’est que lui-même va porter tout de suite cette croix avec nous et nous allons la trouver soudain si légère que vraiment nous pourrons le suivre. Là est le secret de son amour. Renoncer à nous-mêmes pas pour nous arrêter de faire ou de vivre ce que nous faisons et ce que nous vivons, mais pour tout orienter vers lui. Car c’est en nous repliant sur nous-mêmes que nous risquons en fait de nous arrêter au lieu de le suivre. Et c’est en refusant notre croix que nous allons perdre notre chemin et ne plus savoir où trouver la route qui nous mène à lui.

     

    « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Evangile la sauvera. » (8,35)

    Si difficile et si simple à la fois. On dirait presque un jeu de mots. Jésus veut-il se moquer de nous ? Certainement pas. Il veut nous convaincre que le chemin pour le suivre est d’une toute autre logique que celle où le monde nous entraîne. Là aussi on sent le parfum des béatitudes. Mais si l’on comprend vraiment Jésus, si l’on entre avec lui dans cette logique de l’amour trinitaire qui nous a suivis jusqu’ici à chaque pas, alors tout s’illumine. Dieu est le premier qui se donne, qui donne sa vie, qui ne pense qu’au bien de l’autre qu’il rencontre ou qu’il crée. Le Père n’a pas le temps de penser à lui, de se replier sur lui, de vouloir se sentir important (il pourrait le faire, il est Dieu au fond !), il est entièrement pris par ce mouvement de donation réciproque où seul ce qui est important pour Lui c’est de se donner et de donner sa vie au Fils dans l’Esprit. Alors si nous voulons le suivre, nous aurions une manière meilleure que de nous mettre à faire comme Dieu, nous voudrions arrêter ce mouvement de donation réciproque pour le détourner sur nous-mêmes et je ne sais quel caprice ? Nous voudrions penser à être importants, là où Dieu lui-même pense que l’autre est important ? Là est sa grandeur et l’exemple qu’il nous demande de suivre. Il n’est certainement pas facile pour nous d’être Dieu, nous allons échouer mille fois par jour et nous relever. Mais il est là avec tout son amour pour nous aider. Alors l’important c’est d’avoir au moins les idées claires sur la direction à suivre et le reste viendra peu à peu avec l’aide de son immense miséricorde.

    « Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier en le payant de sa vie ? Quelle somme pourrait-il verser en échange de sa vie ? » (8,36-37)

    Je ne sais pas si vous comprenez comme moi cette phrase, mais Jésus a bien dit que ma vie est plus importante que le monde entier. N’est-ce pas inouï d’entendre et de penser une chose pareille ? Dieu m’aime tellement que j’ai pour lui plus d’importance que « le monde entier ». C’est cela le dessein de Dieu sur l’homme, sur chaque homme et chaque femme de cette terre. De quoi avoir le vertige. De quoi avoir aussi tellement plus d’amour et de respect au moins pour chaque personne que nous rencontrons et qui est pour Dieu tellement importante.

     

    Le reste devient secondaire après cette première découverte. Le reste c’est la confirmation que Dieu ne sait pas posséder. On oppose parfois être et avoir. Cela peut se justifier, mais ce n’est pas complètement vrai. L’être ne nous empêche pas d’avoir. Car chaque fois que nous recevons ou accueillons les trésors que Dieu nous donne, nous les avons bien entre nos mains. Ce qui s’oppose à l’être c’est la possession. Si, au lieu de donner à mes frères avec générosité ce trésor que j’ai entre les mains et qui peut profiter à leur tour à beaucoup de gens, je me mets à le détourner sur moi-même, à le « posséder » pour moi, alors c’est le début de la fin, c’est le commencement de la guerre et de tous les malheurs du monde. Je n’ai pas à vouloir « gagner » ou « posséder » le monde entier. Le monde entier est déjà à moi, puisque c’est pour moi que Dieu l’a créé, mais il l’a créé pour que je le partage avec mes frères. Tandis que vouloir gagner et posséder ce monde entier c’est finalement le perdre et perdre ma vie en même temps : ce serait tellement dommage.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :