• 1977: toujours plus de jeunes

     

    La guerre continue. Malgré tous ces évènements, nous réussissons à organiser en mars notre Journée Rencontre annuelle à Badaro, tout près de la ligne de démarcation, et notre Mariapoli à Kornet Chehwan en juillet. Guy et Micheline décident de s’engager comme focolarinis mariés. Le groupe des volontaires, hommes et femmes, grandit autour de Maurice et de Janine. Les Familles Nouvelles sont de plus en plus dynamiques. Jacques et Pierrette Matta se donnent de tout leur cœur à cette grande famille particulière qui prend un sens encore plus extraordinaire au milieu des souffrances vécues par tout le monde. Aux familles que nous connaissons déjà, s’ajoutent celles de Labib et Viviane Akiki, Roger et Laure Moukarzel : Laure est la sœur de Labib et Roger et Labib sont aussi ingénieurs chez Jacques, comme déjà Antoine Farhat. C’est tout un filet positif qui se tisse de la vie familiale, à la vie sociale ou ecclésiale, car si notre idéal est vrai il doit l’être dans tous les compartiments de la vie quotidienne, sinon ce serait une comédie. On peut ajouter Siham et Faddoul Yazbeck qui nous connaissaient déjà un peu depuis quelques années mais qui s’engagent sérieusement maintenant. On pourrait citer la famille Preti, la famille Bazzaz, Corinto, styliste italien marié à Nohad, libanaise, et qui a été conquis par l’harmonie qu’il trouve aussi dans notre Mouvement et qui l’aidera beaucoup dans son travail délicat. On devrait rappeler toutes les familles de nos jeunes, parents souvent méfiants au départ et qui sont de plus en plus conquis par l’esprit pacifique de notre idéal qui empêche justement leurs enfants de tomber dans le piège de la violence : les Assouad, Dahdah, Atallah, Nasr, Chehab, Makhoul, Baaklini et j’en passe. J’ai d’ailleurs du mal à me souvenir des adultes de l’époque parce que je passais de plus en plus de temps avec ce que nous appelons les « gen3 », nos enfants de 9 à 17 ans.

    Un chapitre tout particulier sur lequel nous reviendrons, ce sont les parents de Daisy et Nabil Khoury. Au début ils regardaient un peu de loin l’engagement de leurs enfants. Mais voilà qu’à cause de la guerre ils doivent quitter tout ce qu’ils avaient au sud du Liban. Jean est originaire de Maghdouchi, ce petit village qui surplombe la ville de Saïda (Sidon de l’Evangile et des Phéniciens), où la tradition situe l’attente de Marie avec les femmes, alors que Jésus était plus bas dans la ville. Pour ce brave commerçant de tapis, commence l’angoisse de tout perdre. Comme Michel et Gilberte Doummar sont en ce moment à la montagne à Ajaltoun, ils leur proposent de prendre simplement leur appartement à Beyrouth : ils sont émus d’une telle générosité. Mais le comble c’est le jour où Michel sonne à la porte en demandant la permission de prendre quelque chose dans sa chambre. Jean et Denise sont presque choqués d’une telle délicatesse : quelqu’un qui demande la permission d’entrer dans sa propre maison ! Désormais ils vont aller voir de plus près le secret de ces gens-là : un épisode parmi d’autres, mais il y en aurait tellement à raconter sur cette solidarité contagieuse.

    Mais le groupe qui se développe le plus désormais c’est celui des jeunes : là encore comment citer tout le monde ? Au moins quelques-uns qui viennent s’ajouter à ceux que nous connaissons déjà, Emilie et Nada Kfoury, Myriam Barbara (Mira), May Aractingi, Robert et Neaman Ishac, Hani Fallah, Micky et Jean-Claude Delifer, Damien Kattar (que nous avions déjà connu comme élève d’Alain Depreux et qui allait plus tard devenir ministre des finances du gouvernement libanais), les trois soeurs Khoury, Amal, Najoie et Randa qui disaient toujours : « Comment vas-tu ? Ha, ha, ha ! »  Il y avait tellement de jeunes que nous avons organisé une journée spécialement pour eux, toujours chez les Soeurs Franciscaines de Badaro, avec beaucoup de succès : j’ai même pu y inviter quelques élèves de ma classe de seconde de Louise Wegmann, un peu surpris de voir leur professeur de français participer à une chorégraphie sur l’estrade avec d’autres jeunes. Il y avait beaucoup d’enthousiasme. C’était d’ailleurs aussi pour moi l’aboutissement d’une belle expérience avec ces élèves de seconde : en cours d’année j’avais lancé l’idée de faire un journal de classe où nous pouvions tous écrire, même des confidences personnelles, le professeur comme les élèves, et cela avait changé complètement l’atmosphère de la classe.

    S’il est vrai que ces années de guerre étaient terribles (j’ai déjà raconté en détails les conditions bien tristes de notre vie de tous les jours), il fallait aussi réagir, sortir de soi, dépasser constamment l’angoisse et la peur. Et j’avoue que, quand je pense à ce que nous avons vécu alors, je me souviens parfois plus de nos aventures tragi-comiques que du poids de la guerre. C’est qu’il fallait souffler, se défouler même, pour évacuer toute la tension qui nous envahissait : question de santé psychique. D’ailleurs, avec Guido et Pierre qui sont pleins d’humour, grands spécialistes des jeux de mots, on n’arrêtait pas de rire : je me souviens de cette fois où des religieuses demandent à Guido : « Mais vous, les Focolari, qu’est-ce que vous êtes au fond ? Un ordre religieux ? » Et Guido, tout sérieux, de répondre : « Non, nous sommes un désordre religieux ! » Il y avait un certain nombre de bons fumeurs à l’époque au focolare masculin : Robert, Michel, Rino, mais surtout Guido, qui disait, comme pour se justifier en riant : « Ah, s’arrêter de fumer, mais c’est très facile, je l’ai fait très souvent dans ma vie. » Il l’a d’ailleurs fait vraiment plus tard, au Mexique, quand il a vu que là-bas les pauvres étaient si pauvres qu’ils n’avaient pas même de quoi s’acheter des cigarettes, et il n’aurait pas supporté de les scandaliser. On jouait aussi beaucoup au trictrac à la maison, tous les jours où le danger nous empêchait de sortir. Une fois que Guido était épuisé et se reposait, étendu sur son lit, sans énergie pour reprendre le travail, nous avons organisé ses funérailles : nous avons mis des cierges allumés aux coins du lit et nous avons fait une procession funèbre et Guido riait de bon cœur.

    Des aventures proprement dites, nous en avons eu beaucoup. Cette fois-là où Joseph a été kidnappé près d’un camp palestinien. Il était allé réparer sa voiture et on l’avait peut-être pris pour un espion. Tout de même, à travers les relations que nous avions dans toute la société du pays, il avait pu finalement être libéré, mais il fallait rester prudent. Un jour le papa de Sola Sader, apprenant que sa fille voulait se consacrer à Dieu dans le focolare, avait menacé de mettre une bombe à la porte du focolare féminin : en temps de guerre tout était possible. Et Pierre et moi sommes allés pendant une certaine période jouer aux cartes avec lui pour l’amadouer et finalement tout s’est bien passé, Sola a pu partir à Loppiano quelques temps plus tard, et entrer au focolare.

    Nous prenions tout de même des risques pour aider autour de nous. Un certain nombre de fois nous sommes allés au Centre de la Croix Rouge libanaise à Beyrouth Ouest pour faire passer en contrebande des médicaments dans les zones de Beyrouth Est qui en manquaient. Un jour on nous arrête à un barrage, Guido avec une voiture devant, on voyait trop qu’il était étranger, mais moi on m’arrête avec la deuxième voiture et on me demande en arabe : « Qu’est-ce que tu as dans ton coffre ? » J’avais des médicaments partout, dans le coffre et même sous les sièges. Je prends mon air le plus stupide et je leur dis en français, en montrant mon passeport : « Vous parlez français ? » Ils hésitent un peu, puis finalement me laissent passer sans contrôler : quelques instants un peu difficiles. Une autre fois, alors que nous étions encore à la Croix Rouge et qu’il était presque impossible de trouver de l’essence, je propose à Guido d’aller en chercher dans les camps palestiniens que je connaissais un peu. Là aussi c’était très difficile, finalement je trouve de l’essence, mais le temps est passé bien plus que je ne pensais au départ et je trouve Guido dans tous ses états : il avait vraiment cru que j’avais été kidnappé et qu’on ne me reverrait plus et il était plein de remords de m’avoir laissé partir tout seul comme ça.

    Une autre fois, j’étais chez Walid, encore à Beyrouth Ouest et nous commençons à entendre des coups de canons. Il fallait bien savoir distinguer entre les coups de départ et ceux d’arrivée : ça pouvait être une question de vie ou de mort. Si c’était un coup de départ, ça voulait dire que les miliciens de notre quartier venaient de commencer la bataille : pas de danger immédiat, mais il fallait quand même penser à se mettre bientôt à l’abri par ce que « les autres » allaient sans doute bientôt riposter. Mais si c’étaient des coups d’arrivée, cela voulait dire qu’on bombardait notre quartier et là il fallait se mettre tout de suite à l’abri, comme on pouvait, dans un couloir, loin des fenêtres, de l’autre côté de la maison, dans un refuge s’il en avait un tout près... Comprenant alors que les milices de Beyrouth Ouest commençaient la bataille, je prends le téléphone et j’appelle Guido à la maison : « Guido, ici ils commencent à bombarder, j’espère que ça n’arrive pas dans le quartier du focolare, comment ça va ? » Et avant que Guido ait eu le temps de me répondre, j’entends au téléphone une violente explosion, puis plus rien, un silence total. La communication n’est pas interrompue, mais plus de Guido au bout du fil. Je crie : « Guido, Guido ! » Au bout de quelques secondes, 10, 20, 30, je ne sais plus (c’était une attente terrible), Guido finalement me dit, très vite, et avec une fois bizarre : « Excuse-moi, l’obus est tombé au pied de l’immeuble, mais on n’a rien eu, je me suis jeté sous la table pour me protéger, ciao, je file dans le couloir ! » J’avoue qu’on n’oublie pas des moments pareils.

    Il faudrait encore rappeler le jour où Joseph, qui était médecin interne à l’Hôpital Orthodoxe, se fait voler mon beau vélo de course Gitane, à l’hôpital. Il prenait de temps en temps le vélo pour arriver plus vite à son travail, en faisant bien attention de ne pas se faire voir : avec la mentalité libanaise (au moins de l’époque) un médecin en bicyclette, c’était un peu une honte, il fallait respecter un certain standing ! Joseph passait donc discrètement à l’arrière de l’hôpital, il attachait la bicyclette à la branche d’un arbre et tout allait bien. Mais voilà qu’un jour les voleurs ont scié la branche de l’arbre et plus de vélo. Evidemment tout l’hôpital a su l’histoire : « Docteur, c’est vrai qu’ils vous ont volé votre bicyclette ? » Pour lui qui ne voulait pas se faire remarquer, c’était réussi !

    Une autre fois Fouad Moussallem, qui était alors un gen 3 de 14 ans, excellent joueur d’orgue qui nous aidait déjà dans l’orchestre, est venu se réfugier chez nous. Pas de problème, nous devions sortir dans le quartier, nous l’avons laissé seul une heure ou deux à la maison. Quand nous rentrons, nous trouvons Fouad avec un air étrange : évidemment, il n’avait rien trouvé de mieux que de prendre la voiture du focolare et de faire un tour dans le quartier avec un beau petit accident en prime ! On apprend de ses fautes, n’est-ce pas ?

    Une autre fois Guido part pour la Syrie avec Amy, notre focolarine chinoise, et Arlette, une des nouvelles « gen ». A un barrage, ils se trouvent au milieu d’une fusillade qui éclate entre les miliciens du barrage et des « ennemis » déguisés en moines qui avaient surpris tout le monde. Ils doivent sortir de la voiture et se mettre à l’abri, mais où ? Guido prend Amy, qui est heureusement bien légère, et la met sous la voiture, sans se rappeler que notre GS Citroën, quand elle est à l’arrêt, s’abaisse de quelques centimètres vers la terre : Amy aurait pu être écrasée. Finalement plus de peur que de mal. Un milicien blessé, mais le voyage peut continuer !

    Un autre souvenir qui me reste de cette période, c’est la belle atmosphère qu’il y avait désormais avec mes petits élèves arméniens de Saint Grégoire. Passées les premières années difficiles, j’avais finalement inventé mes propres méthodes, essayant de faire voir à chaque élève qu’il était important pour moi, qu’il n’était pas un numéro anonyme, et on travaillait bien : on riait beaucoup, mais on ne perdait pas de temps. Il y avait tout de même la tension de la guerre. Parfois on entendait des coups de feu près de l’école et les élèves étaient tout agités. J’avais bien compris que ce n’était surtout pas le moment d’être sévère avec eux pour les tendre encore plus, il fallait donc inventer chaque fois quelque chose. Une fois que la fusillade, près de l’école était encore plus violente que d’habitude et qu’il y avait un vent de panique dans la classe, j’arrête tout, les élèves me regardent un peu étonnés. Je me précipite vers le plus jeune de la classe, au premier rang (il était sympathique avec des dents comme un petit lapin), et je lui dis : « Mais qu’est-ce qui te prend, Tchertchian ? Tu te mets à tirer en l’air en pleine classe ? » J’ouvre son pupitre et qu’est-ce que je trouve ? Le dessin d’un kalachnikov, ces fusils d’assaut russes qu’on voyait désormais à tous les coins de rue de Beyrouth. Que voulez-vous que ces enfants dessinent de leur vie de tous les jours ? Je prends le dessin de Tchertchian, je le montre à toute la classe, amusée : « Vous voyez comme il a l’air gentil et tranquille et il apporte des armes an classe ! » Et voilà que tout à coup, alors que je suis en train de brandir ce beau kalachnikov, on entend de nouveau dehors : pan, pan, pan, une nouvelle fusillade, et Tchertchian de s’écrier : « Vous voyez, Monsieur, c’est vous qui tirez, ce n’est pas moi ! » Eclat de rire général de toute la classe, je ris évidemment de bon cœur. Le moment de tension est ainsi évacué et la classe peut reprendre normalement, mais de cette manière il y avait une belle atmosphère de famille à l’école.

    Une autre fois un épisode vraiment amusant. Tous les quinze jours un prêtre arménien venait à l’école pour les confessions des élèves, mais ce jour-là, le prêtre arménien était absent. C’est le Père Villard, un vieux Jésuite français qui était devenu aussi notre grand ami, qui devait confesser les élèves, mais en français bien sûr, pas en arménien. Embarras général de mes élèves. Ils savent bien s’exprimer déjà plus ou moins correctement en français, mais de là à se confesser dans cette langue qui n’est pas la leur ? Eh bien, imaginez que j’ai passé toute la récréation avec ces petites élèves de 10 à 12 ans qui me disaient ingénument : « Monsieur, quand Papa dit ‘fais ça’ et je ne le fais pas, comment on dit en français ? » Et ainsi de suite, en quelques minutes j’ai pratiquement reçu les confessions d’une bonne partie de mes élèves, sans pouvoir évidemment leur donner l’absolution !

    Malgré la guerre, nous sortions de plus en plus de notre quartier d’Achrafieh qui devenait un peu un ghetto. Mais il faut dire qu’à l’époque les étrangers étaient encore respectés, dans tous les camps. J’allais ainsi souvent à Beyrouth Ouest. Avec Michel Doummar et Roula Najjar, la sœur de Walid, une « gen » très sympathique, toujours avec un sourire énorme sur le visage, qui allait nous quitter bien tôt quelques années plus tard à cause d’un cancer, nous étions responsables des rencontres de la Parole de vie dans ce quartier. Nous les faisions souvent dans la maison d’une adhérente palestinienne aveugle, une personne exceptionnelle qui allait être tuée par des voleurs quelques années plus tard, avec son mari : la vie des Palestiniens ne valait malheureusement pas cher dans presque tout le Liban, eux aussi étaient victimes de cette guerre absurde comme les Libanais. A Beyrouth Ouest nous visitions aussi, souvent, le Père Wiriath un vieux Père dominicain français, d’une grande charité, qui avait été chassé de l’Irak et qui avait été très content de découvrir la spiritualité du Mouvement. Le Père Wiriath allait finir sa vie ensuite, très âgé, en France, toujours en grande amitié avec le Focolare.

    La région où nous allions le plus maintenant était évidemment le Metn avec un peu le Kesrouan, ces régions à majorité chrétienne, les plus proches de Beyrouth où beaucoup d’amis avaient commencé à se réfugier pour fuir les dangers de la ville. Certains y louaient des appartements pour quelque temps ou même pour toute l’année. C’était toujours une joie de se retrouver un peu plus à l’abri et de continuer ainsi nos activités. Occasion aussi de connaître beaucoup de nouveaux amis et de faire connaître le secret de la paix que nous portions dans le cœur et qui n’était au fond pas si évidente vu la situation. Je me souviens qu’un jour Robert et Nelly qui se trouvaient eux aussi à la montagne à Kornet Chehwan, avaient invité à dîner le curé de leur paroisse provisoire. Et voilà qu’en entrant chez eux ce brave prêtre avait les larmes aux yeux : « Quelque chose ne va pas, mon Père ? » « Non, merci, au contraire, je suis ému, parce que cela fait longtemps que les gens n’ont plus le temps de penser à moi avec tout ce qui se passe dans le pays ! » Un beau témoignage !

    Nous continuions aussi nos visites au Sud, au Foyer de la Providence, à côté de Saïda, avec les Pères Sélim et Georges, nos vieux amis, Sœur Maryam, Georgette et une nouvelle famille, celle de Melhem Matta, professeur de français qui avait épousé une française de Bretagne, Anne-Marie. Ils avaient trois enfants adorables : Paul, Cécile et Yves avec lesquels je jouais volontiers. Nous étions toujours bien accueillis chez eux.

    On n’oublie évidemment pas Zahlé. J’y suis retourné récemment ces derniers temps et c’est étonnant de voir combien de gens de là-bas se souviennent encore de nous 40 ans plus tard. Toute rencontre, toute amitié durant la guerre prenait un caractère presque sacré. J’y allais souvent avec Zena, notre focolarine de la région de Rome que tout le monde aimait beaucoup à Zahlé (et ailleurs !). La pauvre devait seulement supporter ma manière de conduire un peu trop « sportive ». que voulez-vous, j’avais appris à conduire au Liban et je me sentais peut-être un peu trop libre. Une fois nous avons évité presque par miracle un accident terrible qui aurait été ma faute et Zena ne s’est même pas plainte. Mais je crois que j’ai été un peu plus sage par la suite.

    A Zahlé nous faisions nos rencontres de la Parole de vie toujours à l’église Saint Elie de Hoch el Omara, avec le Père Georges Scandar qui allait devenir évêque maronite de Zahlé justement en 77, à la grande joie de tous nos amis. Le Père Georges était une vocation tardive. Il connaissait bien la valeur du travail et comprenait en profondeur les laïcs, il avait été longtemps aumônier de la JOC libanaise (Jeunesse ouvrière catholique) et tout le monde l’aimait beaucoup. Et puis nous avions d’autres rencontres à Rassieh, dans le quartier d’Anis et Jacqueline Moussallem, avec Joseph et Thérèse Hakim, Faouzi et Renée Aboudib et beaucoup d’autres familles. Beaucoup de vie, d’enthousiasme, une hospitalité exquise, sans oublier la qualité toujours exceptionnelle des repas...

    Comme je circulais facilement en tant qu’étranger, je me souviens qu’une fois les focolarines m’ont demandé d’accompagner Leila Haddad au nord du pays pour aller voir sa famille dans un village dont on était sans nouvelles, dans une zone contrôlée par les soldats syriens. Désormais le téléphone était coupé avec de nombreuses régions. On nous arrête évidemment à différents barrages. Ils ont demandé à Leila si j’étais son fiancé. Leila m’a bien recommandé de faire semblant de ne pas comprendre l’arabe. Quand elle a dit à un soldat syrien que j’étais français, je me suis entendu poser une question qui sonnait à peu près : « Cortapel ? » J’ai bien compris qu’il voulait probablement me demander : « Comment tu t’appelles ? » Alors je lui ai dit : « Ah, mais vous parlez très bien français ! » Et lui, tout fier, n’en finissait pas de bavarder avec nous, malgré la file des voitures qui attendait, jusqu’à ce que son commandant s’impatiente et lui de se justifier encore, en arabe bien sûr : « Mais, on est en train de parler français ! » Pauvres jeunes, bien sympathiques que le destin de leur pays a conduits souvent à une mort terrible et inutile, pour assouvir les intérêts des grands...

    A l’époque, je me souviens que tout le Mouvement dans le monde priait pour nous. Chaque fois que nous allions à notre Centre à Rome, on nous demandait de raconter comment, grâce à l’Evangile, nous arrivions à garder la paix dans nos cœurs malgré la guerre. C’est là que nous nous rendions compte que nous avions une grâce vraiment spéciale qui nous empêchait sans doute d’aller en crise comme beaucoup de gens. Un des chanteurs de notre orchestre international Gen Rosso, où se trouvait encore Pierre Baaklini, à Loppiano, avait justement fait pour lui et pour tous les Libanais une chanson magnifique qui allait faire le tour du monde et qui disait : « Petit, ne pleure pas. Le printemps reviendra et, un jour, sur la guerre la paix retournera. Les étoiles se taisent, les fleuves ne chantent plus, la caresse n'est plus, au feu s'éteint la braise. Le froid fige le cœur et la vigne se meurt ; refleurira l'été, j'ai vu un olivier !» Cela fait du bien de sentir que des amis dans le monde entier pensent à nous et nous soutiennent.

    Avec tout cela, nous arrivions encore à faire quelques voyages en Syrie. Là aussi quel accueil quand ils savaient que nous venions de la guerre avec toujours quelques risques sur la route. L’esprit du Mouvement se répandait de plus en plus, à Homs et Hama et dans les villages d’alentour grâce à nos prêtres, le Père Michel qui avait commencé le premier, le Père Massoud, curé maronite de Homs et le Père Louis, curé syrien-catholique de Hama. Avec le Père Michel il y avait beaucoup de jeunes, comme Elias Khoury, qui allait devenir le premier focolarino syrien et son ami Fawaz Dib, de Hama, notre premier volontaire. A la paroisse maronite du Père Massoud, qui accueillait des jeunes et des familles de toutes les Eglises, est née une communauté très dynamique des Focolari. C’est là que nous avons connu Mirvet Kelly, syrienne orthodoxe, qui allait devenir la première focolarine syrienne (actuellement à notre Ecole Abba à Rome), et puis Hind et Georgette, Zabia, Abdallah et beaucoup d’autres...

    Mais celui que je tiens à rappeler particulièrement ici, c’est Hanna, le frère de Mirvet. Il avait 8 ans à l’époque, un gentil garçon au sourire radieux, déjà affecté d’une terrible maladie qui l’empêchait de se tenir debout et qui allait paralyser peu à peu tous les muscles de son corps. Il allait quand même vivre encore une quinzaine d’années, toujours plus dépendant des autres. Mais, dès le début, il a eu la grâce de comprendre que Dieu l’aimait et il a su transformer sa tragédie personnelle en amour et en accueil des autres avec un rayonnement qui est sans doute un signe de sainteté. On reparlera encore de lui.

    A Homs, il y avait une caractéristique spéciale : on raconte dans tout le pays et dans tout le Moyen Orient que les gens de Homs ne sont pas bien malins et qu’ils sont très longs à comprendre, comme pour les histoires des Belges en France ou des gendarmes en Italie. En fait ce sont peut-être les plus intelligents de toute la Syrie et, avec leur humour, ils sont les premiers à inventer des histoires drôles sur eux-mêmes comme celle de ces gens qui sourient quand des éclairs apparaissent dans le ciel pendant les orages, parce qu’ils croient qu’il s’agit du flash d’un photographe. Une fois qu’un groupe d’amis de Homs et de Hama avait réussi à venir en autobus à la Mariapoli du Liban, malgré toutes les difficultés qu’on peut imaginer, ils étaient tombés dans un livre de chants sur un psaume qui demandait à Dieu la sagesse et la vue : et tous de chanter en riant ensemble : la sagesse c’est pour vous de Homs et la vue pour nous de Hama (à Hama ils ne voient probablement pas très bien) !

    Là aussi il faudrait raconter nos aventures sur la route. Une fois je retournais de Homs avec Guido sur une route de campagne toute droite avec une parfaite visibilité, je conduisais à presque 140 km à l’heure, quand un jeune homme a décidé de traverser la route en courant devant moi. Je ne sais pas par quel miracle je l’ai évité pour quelques centimètres. Guido a vu que j’étais devenu tout blanc et il m’a fait arrêter sur le bas-côté de la route pour une ou deux minutes, pour retrouver mon calme. J’ai toujours pensé, pendant ces années de guerre, qu’ils ont dû nous prévoir là-haut des anges gardiens très spécialisés pour nous protéger de tous les dangers inimaginables que nous rencontrions à tous les coins de rue.

    Et pour finir on nous arrête à un barrage syrien, déjà en territoire libanais. Ce devait être un soldat « de Homs ». Il nous demande en arabe : « D’où ? » J’ai cru qu’il voulait savoir d’où nous venions, je lui dis : « De Homs ! » Très intrigué et méfiant, il va vérifier la plaque d’immatriculation de la voiture et il nous dit : « Comment de Homs et la voiture est libanaise ? » Il voulait donc savoir d’où nous étions et non pas d’où nous venions. Pas de problème, je lui explique : « Ah, d’où nous sommes ? Je suis français, mon ami est italien, nous sommes résidents à Beyrouth, nous avons été en visite à Homs et nous rentrons ! » Il nous a regardés complètement ébahi, comme si nous venions de la lune, il n’a plus osé poser d’autres questions et, avec la tête de quelqu’un qui était absolument dépassé par les évènements, il nous a fait signe de continuer notre route, sans même vérifier nos papiers.

    Une dernière caractéristique de cette période c’est que nous commençons finalement à nous arabiser. Au début, toutes nos activités se faisaient en français. Quand nous allions dans des villages de montagne ou en Syrie, il y avait toujours quelqu’un pour nous traduire. Mais, peu à peu, nous nous sommes mis à l’arabe. Ce n’était pas facile, mais c’était une chance au moins pour moi d’être arrivé très jeune, à un âge où on peut encore s’adapter à des sonorités complètement différentes de nos langues occidentales. Et il faut dire que les Libanais et tous les peuples du Moyen Orient sont beaucoup plus gentils avec les étrangers qui se trompent en arabe que nous-mêmes lorsque quelqu’un parle mal dans notre langue française, anglaise, italienne ou autre. Si je pense à toutes ces gaffes que j’ai faites moi-même, comme cette fois-là où je voulais parler de la croix rouge, mais j’ai prononcé tellement mal, qu’il en est sorti la croix de l’âne. Et, au fur et à mesure que nos amis libanais prenaient désormais leurs responsabilités dans le Mouvement local, c’était à eux de s’exprimer dans la langue du pays. Pour les chants, dès le début, nous avions quelques chants en arabe, comme le très beau chant à la Vierge composé par Nabil Khoury avec le ‘oud (le luth oriental) et qui se chante aujourd’hui encore dans tout le Moyen Orient. On traduisait aussi chaque mois en arabe le commentaire de Chiara à la Parole de vie, ainsi que quelques articles de notre bulletin. Début d’une inculturation qui a besoin tout de même de nombreuses années pour se concrétiser.

     

    Et, pour finir, je voudrais rappeler notre grand ami le Père Villard, mort en octobre de cette année 1977. Vieux jésuite français de l’école arménienne où j’enseignais, il était devenu un fidèle de nos activités. Il nous célébrait souvent la messe. Il était toujours disponible. Les dernières années il avait été atteint d’un cancer qui lui avait défiguré le visage : les gens n’osaient même plus le regarder en face. Et lui, comme si de rien n’était, remettait tout le monde à l’aise par sa sérénité. A la fin il était dans une chambre d’hôpital à la montagne. Un jour j’apprends qu’il va de plus en plus mal. Je prends la voiture et je cours à l’hôpital. Il semble très faible, il me reçoit avec un grand sourire, mais on comprend à peine ce qu’il dit : le cancer a pris ses cordes vocales. Tout ce que je comprends, c’est qu’il n’arrête pas de me poser des questions pour avoir des nouvelles de nos amis, du Mouvement, du Pape, comme s’il n’avait pas le temps de penser à lui-même. Pas une plainte. Et voilà qu’il meurt dans la nuit. Il était en train de mourir et il dépensait ses derniers énergies à s’intéresser aux autres : quelle leçon de vie jusqu’au bout !


  • Commentaires

    1
    Georgette Mailhac
    Mardi 15 Septembre 2015 à 16:16

    C'est si emouvant! Merci Roland!! Nos racines, notre histoire de famille...

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