• 1979: l'avenir au milieu de la guerre

    C’est la cinquième année de guerre déjà et on n’en voit pas la fin. Elle va en effet durer bien longtemps encore. S’y habituer ? C’est impossible, bien sûr. Jamais on ne pourra s’habituer au mal, et la guerre est un des aspects les plus horribles du mal qui demeure au cœur de l’homme, avec toutes les mauvaises excuses qu’on lui invente : « guerre de légitime défense », « guerre de prévention », « pour l’avenir de nos enfants », « nous n’avons pas le choix »… On a toujours un autre choix que la guerre, si on veut se donner la peine et le courage de le chercher. Le mal dans la guerre, c’est d’abord qu’il tue, ce qui veut dire qu’il élimine des personnes, le plus souvent innocentes, sans leur laisser la possibilité de revenir. Mettre quelqu’un en prison est déjà terrible, mais il y aura toujours la possibilité de l’en sortir. Mais éliminer définitivement quelqu’un, c’est sans espoir. Excusez-moi pour ces considérations qui m’ont échappé : elles sont plus fortes que moi. Mais nous continuerons ce discours dans d’autres rubriques de notre blog.

    Revenons-en à notre histoire, la belle histoire des développements de notre « famille » au Liban. Oui, notre famille grandit malgré tout ou peut-être « grâce à tout ». Car, lorsqu’un idéal est vrai ou porte au moins une grande partie de vérité, au-delà des limites de chacun, ce ne sont pas les épreuves qui vont l’affaiblir, bien au contraire : les épreuves sont des moments de vérité où l’on se convainc encore plus que l’on est bien dans la bonne direction. Combien de gens trouvent justement leur place dans ce « focolare » qui veut dire en italien le cœur intime de la maison, là où les morceaux de bois entrecroisés donnent du feu et de la chaleur et où il fait bon de se retrouver au moins pour s’asseoir un moment et reprendre son souffle avant de retourner dans la mêlée où tout est si difficile.

    Notre vie continue donc. Joseph est parti pour Loppiano, maintenant qu’il a finalement récupéré son passeport libanais. Gérard Denis vient renforcer notre focolare après de longues années passées en Algérie : un autre aspect de notre grande zone du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord, source de partage et d’enrichissement réciproque. Au début de l’année, nous avons la joie d’accueillir pour quelques jours au Liban Vita, un des tous premiers focolarini, un des premiers compagnons de Chiara, envoyé par nos responsables pour nous montrer toute leur sollicitude pour notre situation si lourde et pour pouvoir raconter ensuite à tout le monde comment notre « petit troupeau » continue à aller de l’avant dans la tourmente. Je me souviens d’avoir eu avec lui un long entretien très beau. Lorsqu’on avance tête baissée au milieu des problèmes, on ne se rend pas toujours compte de la grâce et de la beauté de ce qu’on vit. C’est comme lorsqu’on regarde un beau dessin de trop près, on ne comprend pas grand-chose : il faut s’arrêter et prendre un peu de recul pour apprécier l’œuvre d‘art à sa juste valeur.

    Un jour, nous avions décidé de demander à Vita de raconter à nos « gen 2», garçons et filles, les jeunes de la deuxième génération, comment cet idéal d’unité avait commencé en Italie à la sortie de la guerre et s’était diffusé rapidement dans le monde entier. Nous étions entassés au maximum dans notre beau salon de Sioufi. Comme Vita parlait seulement italien, c’était moi qui le traduisait phrase par phrase en français : une expérience forte où l’on sent toute l’attention qui passe à travers la traduction comme un flux de l’esprit qui va se déverser sur tous les présents. Mais voilà qu’à un certain moment on commence à entendre au dehors, dans le quartier, des bruits de fusillades et de légers bombardements. Vita s’arrête un peu effrayé et demande à Guido : « Vous me direz si on doit s’arrêter. » Mais Guido lui fait signe de continuer : si on arrêtait tout au moindre danger, on ne ferait jamais rien. Atmosphère évidemment un peu surréaliste pour quelqu’un qui vient d’un pays en paix où il n’y a pas ce genre de problèmes. Mais, au bout d’un moment, les bombardements se rapprochent et deviennent de plus en plus forts. Heureusement Vita a presque terminé de nous donner son témoignage. Il faut se résigner à descendre tous à l’abri dans le dépôt en partie souterrain qui se trouve en bas de l’immeuble. On s’y retrouve avec tous les voisins. Vita voit bien que nous sommes habitués, malheureusement, à ce genre de situations. Pas de panique, la joie même de partager le danger avec nos voisins dans une atmosphère fraternelle : la souffrance a toujours des aspects positifs. Bientôt le calme reviendra et tout le monde rentrera chez soi. Nous avons vécu, au milieu de la confusion générale, un moment d’éternité. Et, ce qui est surprenant, c’est que Vita va tomber du toit de sa maison en Italie, quelques semaines plus tard, et nous quitter pour toujours. Chacun ici commentera : « Il est venu au Liban, il aurait pu être tué par un obus et voilà qu’il meurt en voulant tout simplement faire une réparation dans sa maison : vraiment on ne connaît ni le jour ni l’heure de son destin ! » Autre leçon de vie bien involontaire.

    Un autre aspect important de cette année-là, c’est la constitution d’un Conseil des laïcs au niveau de l’Eglise catholique locale qui regroupe les catholiques des sept rites : maronite, grec-catholique, syrien-catholique, arménien-catholique, copte-catholique, chaldéen et latin. Toute une belle variété enrichissante qu’il est difficile d’imaginer en Europe. Guido et Aletta vont confier à Robert Sikias la responsabilité de représenter le Mouvement des Focolari dans cette belle assemblée, avec les membres d’autres mouvements actifs dans l’Eglise et des représentants des nombreux diocèses de tous les rites. Robert est la personne la plus adaptée pour cette tâche délicate : ancien novice des Jésuites, avant de trouver sa vocation en fondant une belle famille avec Nelly, il a une grande culture ecclésiale qui va bien le servir. En fait, Robert va bientôt devenir un des piliers de ce Conseil, très proche des évêques accompagnateurs comme Mgr Bacha et bientôt notre grand ami Mgr Scandar. Robert deviendra assez vite secrétaire du Conseil, apprécié de tous et notre Mouvement sera lui aussi bien connu grâce à lui. Comme, en plus, Robert est propriétaire avec ses frères d’une grande usine-dépôt qui traite et entrepose des tonnes et des tonnes de légumes secs, il y a beaucoup de place chez lui pour des salles de réunion, des tables, des photocopieuses, etc. et l’usine Sikias va devenir pendant des années une sorte de secrétariat de l’Eglise locale et en même temps du Mouvement des Focolari : une générosité qui le mènera loin et nous avec lui.

    Une considération curieuse que Robert nous a rapportée à l’époque : un jour qu’il parlait avec le responsable d’un autre mouvement de toutes les conséquences de cette guerre apparemment sans issue, cet autre responsable dit à Robert : « C’est terrible ce qui se passe maintenant au Liban, beaucoup de gens s’en vont pour émigrer en Europe ou en Amérique, par peur de l’avenir. Nous avons beaucoup de nos membres qui sont partis et notre nombre est en train de diminuer. Comment ça se passe pour vous, chez les Focolari ? » Et Robert de lui répondre qu’effectivement un certain nombre de nos familles ont déjà quitté le pays, et pourtant nous nous retrouvons plus nombreux qu’avant ! Et c’est effectivement ce qui était en train de se passer. Miracle d’un idéal qui demande seulement la présence de deux ou trois unis au nom de Jésus et qui aide à reconnaître le visage de Jésus abandonné dans toutes les souffrances de la vie, un idéal passepartout, comme l’est en réalité tout l’Evangile. Et de fait nos amis et adhérents ne cessaient d’augmenter. Début avril nous avons pu organiser une rencontre de 700 jeunes au Collège des Frères des Ecoles Chrétiennes de Mont La Salle, puis en juin une autre rencontre de 1000 personnes au même endroit. Nous étions d’ailleurs reçus à bras ouverts dans ce Collège que Jacques venait de construire avec son entreprise, malgré les difficultés de la guerre.

    De plus en plus d’adultes et de familles s’engageaient avec nous, que je n’ose pas trop citer ici de peur d’oublier quelqu’un, surtout qu’à l’époque j’étais responsable des enfants et je ne pouvais pas encore bien connaître tous les adultes. Entre temps, Philippe et Léna et Guy et Micheline avaient décidé de s’engager comme focolarinis mariés. De nouveaux enfants étaient nés comme Nayla Malhamé, petit miracle après quelques années où il semblait qu’ils n’auraient pas pu avoir d’enfants. Et puis personne n’oubliera la venue des triplés chez les Hage : Philippe junior, Jean-Paul et César. Quelle aventure ! C’était les mascottes de tout le Mouvement. Il fallait voir Léna les premiers temps avec l’aide des deux grands-mères qui donnaient à manger à l’un des trois enfants en inscrivant tout sur un carnet pour être sûres de ne pas donner deux fois à manger à l’un et rien du tout à l’autre… Les premiers mois ils avaient inventé une langue commune où ils communiquaient, se comprenaient, riaient, s’amusaient et se disaient sans doute bien des secrets. Beauté de la vie qui jaillit toujours, plus forte que la guerre !

    A l’époque, le focolare féminin avait reçu le renfort d’Antonietta de l’Argentine, vite engagée dans un orphelinat où étaient rassemblés des enfants de Damour qui avaient perdu leurs parents lors d’un massacre terrible qui avait surpris ce petit village pacifique : certains, se voyant encerclés, avaient réussi à fuir par la mer, mais beaucoup avaient été tués, laissant justement de nombreux orphelins que l’Eglise accueillait comme elle pouvait dans des lieux provisoires. Parfois nous allions aider Antonietta à faire jouer ces enfants pour leur redonner un peu de réconfort et d’espoir. C’est d’ailleurs à cette époque qu’est née l’activité des parrainages ou adoptions à distance au niveau de toutes les familles des Focolari dans le monde, en commençant justement par les enfants libanais dans le besoin. Au lieu d’adopter un enfant en l’enlevant à son milieu d’origine avec tous les risques de traumatismes psychologiques que cela comporte, des familles d’Europe pour commencer, puis de tous pays par la suite, prenaient en charge financièrement un enfant, mais en gardant toujours le contact avec lui par des lettres régulières, des photos, des nouvelles, des cadeaux. Ainsi allaient se tisser dans le monde des liens merveilleux entre « parrains » et enfants, dont beaucoup allaient un jour se rencontrer avec une grande émotion, une fois que les enfants avaient grandi. Cette action continue à être bien vivante désormais dans le monde entier, comme un beau filet de solidarité entre tous.

    J’aurais beaucoup à raconter encore de cette période. En classe, malgré la situation, j’étais de plus en plus heureux, désormais bien inculturé avec le système éducatif local. J’étais exigeant avec mes élèves de 10 à 14 ans, mais je leur montrais que chacun était important pour moi. Parfois je faisais sortir toute une classe en randonnée dans la montagne ou j’allais jouer au football avec eux. On s’amusait aussi beaucoup en classe. J’inventais par exemple toujours des phrases originales pour l’analyse grammaticale qui mettaient un peu de piment à mes leçons, du genre : « Le lion est entré en classe et a dévoré le professeur. » Pour ces enfants, souvent angoissés par la situation, habitant dans des quartiers où certaines milices combattaient sous leurs yeux l’une contre l’autre, l’école était une sorte d’oasis qui les réconfortait.

    Je n’oublie pas non plus certaines aventures. Un jour, j’ai pris en autostop un pauvre policier qui faisait signe, semble-t-il, depuis un bon moment, mais personne ne s’arrêtait pour le faire monter. Désormais c’étaient les milices qui régnaient sur le pays et la police officielle n’osait plus intervenir. Quand je lui ouvre la porte de ma voiture, le policier me dit : « Ah ! Finalement quelqu’un qui aime le gouvernement ! » « Ah, oui, lui dis-je, mais, vous savez, moi je suis étranger. » « Etranger ? Ce n’est pas possible ! Et vous venez d’où ? » « Je suis Français. » « Ah, ça alors, tous les Libanais rêvent de fuir le pays et d’aller en France ou ailleurs et vous, vous faites le contraire, vous venez ici, malgré tous ces dangers ! Mais qu’est-ce que vous faites ici ? » Que lui répondre ? Je n’allais pas en une minute lui expliquer toutes les raisons de ma présence au Liban. Alors, spontanément est sortie de ma bouche cette phrase : « Vous ne voyez pas combien d’étrangers, d’occidentaux en particulier, sont venus ici et au Moyen Orient provoquer des conflits et des problèmes ? » « C’est bien vrai. » me répond-il. « Et vous ne pensez pas que, de temps en temps, c’est bien quand même que quelqu’un de ces pays vienne aider à réparer tous les dégâts commis ? » « Ah, oui, vous avez bien raison. » J’étais moi-même étonné de ma réponse. Puis, quand le policier est descendu de la voiture, une fois arrivé à destination, il n’arrêtait plus de me remercier et de me bénir, mais moi, au fond de moi-même, je me disais que cette petite phrase rapide exprimait vraiment le sens de toute ma vie ici depuis des années. Combien de fois j’ai eu honte de la France et de tous les pays occidentaux, en entendant toutes ces belles déclarations officielles pour la paix et en voyant nos armes, françaises ou occidentales se répandre sur le terrain. Et pourtant le problème n’est jamais entre les peuples, mais entre les intérêts politiques et économiques qui créent les conflits et ce seront toujours des gens comme nous, peut-être tout simples, qui pourront contribuer à faire de nouveau régner la confiance entre les nations.

    D’autres petites histoires pittoresques. Un jour que je suis chez le coiffeur, voilà qu’il me demande soudain : « Vous êtes libre ce week-end ? » En fait, en arabe, on ne se vouvoie pas et sa question était donc : « Tu es libre ce week-end ? » « Oui, pourquoi ? » «Si tu peux monter dans mon village, j’aimerais te faire connaître une parente qui pourrait t’intéresser. » Et comme je me mets à rire de sa proposition, le voilà qui insiste en me disant : « C’est ton ami qui m’a dit que tu voulais te marier et que tu cherches quelqu’un. » C’était donc très clair. « Ah, mon ami t’a vraiment dit ça ? Et en quelle langue il t’a parlé ? » C’est que « mon ami » était Gérard, à peine arrivé au Liban, qui ne savait pas encore parler l’arabe libanais, et c’était un peu difficile qu’il ait pu avoir une telle conversation avec notre coiffeur qui ne parlait pas le français. Il avait quand même tenté le coup. Un professeur de français étranger, c’était un beau parti pour une famille toute simple de la montagne libanaise. C’est sûr que, si je n’avais pas eu une vocation bien claire qui me demandait de consacrer ma vie au service des autres, j’aurais eu bien des occasions de me marier au Liban ou dans tout le Moyen Orient, où les femmes ont gardé cette féminité qui manque parfois en occident où la femme, à force de vouloir imiter l’homme, risque parfois de perdre ce qui fait sa beauté et sa richesse. Mais je ne veux pas ici entrer dans une polémique inutile, seulement dire que chaque pays a ses richesses et ses valeurs et que nous gagnons toujours à nous enrichir les uns les autres. 

    Un soir d’hiver, je monte à Zahlé, petite ville de la Bekaa, ce haut plateau qui se trouve de l’autre côté de la chaîne du Mont Liban, tout près de la Syrie. Pour y accéder, il faut franchir un col à 1500 m. d’altitude. Comme il a commencé à neiger, la circulation est bien pénible, parfois bloquée. J’arrive finalement, mais très en retard, chez Anis et Jacqueline qui m’attendent. Moi qui voulais aller à la messe à Zahlé, c’est trop tard maintenant. Ils me disent que je peux sonner à la porte d’un couvent tout proche et demander la communion. Je vais au couvent, mais on me dit que le prêtre habite dans un appartement tout près. Je me fais indiquer l’adresse, mais les adresses ne sont pas toujours très claires au Liban : on ne donne presque jamais des noms de rues ou des numéros, on vous dit : à droite, puis à gauche, 30 mètres après la pharmacie, en face de la boulangerie… C’est comme ça qu’on finit toujours par trouver. Je sonne donc là où il me semble avoir compris qu’habite ce prêtre. Une jeune fille m’ouvre, je lui demande si c’est bien ici qu’habite le prêtre et elle me dit : « Oui, montez, vous êtes le bienvenu ! ». Je monte les escaliers et je me trouve au milieu d’une petite famille assise autour du feu (il faisait bien froid ce soir-là), avec un homme en pyjama et une belle barbe grisonnante. Ce doit être le prêtre. Je sais bien qu’il y a beaucoup de prêtres mariés au Liban. On me fait asseoir, on me demande qui je suis et ce que je désire. Je me présente comme Français, membre des Focolari, désireux de recevoir la communion. Les Focolari sont connus ici, la jeune fille a participé une fois à une de nos rencontres d’été, la Mariapoli. On prend son temps comme toujours en orient avec les règles sacrées de l’hospitalité. Puis le prêtre se lève, me dit qu’il va s’habiller et me demande de l’attendre une minute, dans une pièce à côté. Et le voilà qui revient : en pyjama je ne pouvais pas comprendre que c’était un prêtre orthodoxe. Pas de problème apparemment. Il me fait dire la formule de la confession, et me donne la communion sous les deux espèces avec une cuiller, comme on fait chez les orthodoxes. En fait c’est la première fois que je communie chez eux. Avec les grecs-orthodoxes, il n’y a officiellement pas d’intercommunion. Cela se comprend bien dans la mesure où la recherche de l’unité qui avance ne veut pas dire confusion, mais partage d’abord de la souffrance d’être désunis. Lorsque je rentre à Beyrouth, mes amis orthodoxes sont sidérés de ce qui m’est arrivé. J’ai évidemment dû me tromper d’adresse, et par quel hasard providentiel je suis tombé sur la maison d’un prêtre, qui n’aurait jamais offert ainsi la communion à un catholique libanais, mais qui n’a pas osé me la refuser, vu les circonstances un peu particulières : amour du Bon Dieu ?

    Mais quand je pense à l’année 79, c’est surtout pour moi l’année de l’apogée de mes activités avec les « gen 3 ». Les « gen 3 », cela veut dire la troisième génération, ce sont nos enfants de 8 à 17 ans, un âge parfois difficile mais toujours passionnant. Depuis quelques années Guido m’avait demandé d’être leur assistant. Cela voulait dire préparer pour eux un programme spécial, lors des rencontres générales, mais aussi organiser toute l’année des activités et des réunions pour ces enfants, pour les garçons seulement (les filles avaient à l’époque des programmes complètement distincts), parfois tous ensemble, parfois par petits groupes selon les régions ou l’âge. Cela prend beaucoup de temps et d’énergie. J’ai connu beaucoup d’assistants comme moi au cours de toutes ces années. Chacun a ses talents, ses méthodes, ses hobbies. Avec moi, on jouait toujours. Mais c’était des jeux sérieux, si l’on peut dire, adaptés bien sûr à l’âge de chaque groupe. C’étaient souvent des jeux qui ne se répétaient jamais, faits sur mesure pour telle ou telle circonstance, selon le nombre des enfants, le temps à disposition, les lieux de la rencontre et les thèmes qu’on voulait approfondir ensemble : l’amour du prochain, la culture du don, l’attention aux pauvres, l’unité, etc. En général on faisait très souvent d’immenses chasses au trésor. C’est que la vie m’a toujours semblé justement une grande chasse au trésor. Ce trésor peut être le bonheur, la paix, l’harmonie entre les gens. Pour y parvenir il y a toujours beaucoup d’obstacles à affronter, de pièges à contourner, de problèmes à résoudre, avec des solutions qu’on trouve certainement mieux ensemble.

    J’avoue que j’étais encore plus passionné que les « gen 3 » eux-mêmes. Un autre aspect important que notre idéal m’avait fait découvrir, c’est que chaque enfant est avant tout pour moi un « autre Jésus », c’est-à-dire un frère comme moi, égal à moi, que je dois traiter avec une attention spéciale, en l’écoutant, en lui demandant à lui aussi de prendre ses responsabilités, en lui faisant sentir qu’il est unique et important. Combien de découvertes réciproques on fait ainsi pour la vie avec une telle lumière. Et je vois maintenant, presque 40 ans après, combien ces moments intenses vécus ensemble ne s’oublient jamais. C’est pour cela que j’ai donné ce titre à ce chapitre : « 1979, l’avenir au milieu de la guerre. » Ensemble nous avons vraiment construit l’avenir. Tout n’était pas facile. Chaque enfant ou adolescent a aussi son caractère. Certains étaient contents de venir, d’autres venaient seulement parce que les parents les y amenaient presque automatiquement sans qu’ils l’aient demandé. A un certain moment, avec Christian Assouad, qui était le « gen 2 » assistant comme moi pour les « gen 3 », nous avons eu l’idée de faire une petite révolution dans la vie de nos « gen 3 ». Nous avons pris tous les noms, un par un, et nous avons essayé de comprendre ceux qui venaient vraiment à nos rencontres par conviction profonde. En fait ils n’étaient que trois, à peu près du même âge, de douze à treize ans. Aucun d’eux n’avait ses parents engagés dans le Mouvement et ils étaient vraiment enthousiastes de ce que nous faisions ensemble.

    Pendant quelques mois, à part les rencontres générales, nous n’avons plus suivi que ces trois-là : c’était Paul Bazzaz, Joe Hage et Marcel Hochar. Une belle bande, vraiment. Chaque semaine nous nous retrouvions quelques heures ensemble, en général dans la maison de Joe qui avait beaucoup d’espace et une table de pingpong.  Nous lisions ensemble des textes de notre idéal, puis jouions, faisions des projets. Ceux qui étaient fâchés, c’étaient les parents des autres qui ne comprenaient pas pourquoi nous avions abandonné leurs enfants. Mais nous avons tenu le coup, malgré la pression des familles, et peu à peu un groupe plus grand s’est constitué autour de nos trois pivots. Mais on se comprenait en profondeur. Au cours de l’année 79, justement, d’autres enfants se sont ajoutés au groupe et j’espère ne pas oublier ici quelqu’un. Il y avait Marcello d’Aloisio, Carlo Malliaroudakis, Philippe et Walid Farah, Hani Fallah, Elie Khoury, Paolo Pretti, Marc Hatem, Jean-Pierre Abikaram, Paul Nasr, Jihad Bassil, Neeman Ishac, Pierrot Azar et bien sûr les enfants de nos familles, Matta, Sikias, Doummar, Azar, Salhani, Yazbeck et beaucoup d’autres.

    Un épisode intéressant, pour apprécier la valeur du peuple libanais. On nous avait invités de notre Centre à Rome à un congrès pour ces « gen 3 » de 12 à 15 ans. J’avais pu y aller avec Paul Bazzaz, dont les parents étaient très ouverts. Je ne me souviens plus du congrès, sinon qu’il s’était très bien passé. J’avais seulement un problème : j’avais ensuite moi-même une autre rencontre de quelques jours et j’avais dû abandonner Paul dans notre petite cité-pilote de Loppiano avec deux autres « gen 3 » d’Australie dans la même situation. Mais ils n’étaient évidemment pas abandonnés, ils étaient bien entourés là-bas par nos familles et tous les « gen » de Loppiano. Une fois finie ma rencontre, je file à Loppiano pour « récupérer » Paul et quelle n’est pas ma surprise de voir qu’en quatre jours il s’était mis a baragouiner l’italien. Ses phrases étaient évidemment toutes tordues, du genre : « Moi faim, manger tu veux quatre heures ! », mais il se faisait comprendre, tandis que ses collègues australiens étaient restés paralysés avec leur anglais et ne savaient pas un mot d’italien : caractéristique du peuple phénicien qui a envahi le bassin méditerranéen et qui est toujours à l’avant-garde du commerce ?

    En tous cas, le grand évènement de l’année "gen 3" a été la Mariapoli. A Kornet Chehwan, à Saint Joseph School, il n’y avait pas de place pour tout le monde. Alors, il a été décidé que la Mariapoli « gen 3 », se ferait ailleurs, à quelques kilomètres de là, au couvent de Tamich. Quatre jours entiers tout seuls avec 82 garçons, dont quatre de mes élèves que j’avais également invités, quatre jours et quatre nuits, avec l’aide de quelques autres jeunes plus grands une ou deux heures par jour, mais pendant la plus grande partie de la journée, nous devions tout gérer Christian et moi, avec l’aide de nos trois pivots et de leurs amis recueillis en cours d’année. Comment nous nous en sommes tirés, je ne saurais même plus le dire, mais la Mariapoli s’est bien passée. Nous avions fait un programme qui ne les laissait pas respirer. Comme ça, le soir, ils tombaient de sommeil.

    Nous avions fait une véritable mise en scène pour les accueillir, avec un barrage comme ceux des miliciens de la guerre, à 200 m du couvent où nous les faisions descendre de la voiture des parents qui les accompagnaient. Puis une série d’obstacles et d’épreuves pour arriver à destination et enfin l’installation au dortoir. Deux immenses dortoirs pour accueillir tout ce monde. A un certain moment un nouveau garçon de huit ans environ, probablement le plus petit de tous, me prend par la main et me dit : « Monsieur, viens voir ! ». Il me montre le tiroir de la commode à côté d’un lit proche du sien : il y avait là-dedans un révolver chargé, comme les miliciens en portaient. Je fais une enquête et je découvre que le révolver appartenait à l’un de mes élèves. Il l’avait apporté parce qu’il était arménien et qu’à 14 ans il faisait déjà partie d’une milice et la région où se déroulait la Mariapoli était aux mains d’une milice rivale de sa milice arménienne : ses amis l’avaient convaincu de porter une arme en cas de besoin. Quelle responsabilité si le petit nouveau s’était amusé à jouer avec le révolver au lieu de me le montrer ! J’ai demandé à mon élève si je pouvais cacher son arme et la lui rendre à la fin du séjour : pas de problème, tout s’est résolu pacifiquement !

    Je ne vais pas ici rappeler tout le programme de la Mariapoli. Je me souviens en particulier d’une course aux fantômes la nuit dans le bois à côté du couvent, avec l’aide de notre voiture et quelques « gen 3 » revêtus de draps blancs à la lueur de la lune. On ne s’est pas ennuyés pendant ces quatre jours. Et l’expérience a été si belle qu’au cours des mois suivants nous avons pu faire régulièrement des rencontres avec des groupes de plus en plus grands, mais surtout avec une maturité nouvelle, malgré leur jeune âge. Et comme il est intéressant maintenant de retrouver souvent l’un ou l’autre et de voir que le lien est resté pendant tous ces 35 ans ou plus. Quand je pense à Elie, devenu prêtre grâce au Mouvement, et qui est maintenant le secrétaire personnel du patriarche maronite, la plus importante autorité chrétienne du pays, qui l’aurait jamais imaginé ? Et l’on pourrait citer chacun des présents à la Mariapoli et s’étonner de toutes les destinées qui allaient les attendre plus tard, certains toujours au Liban, d’autres un peu partout dans le monde, dans le Golfe, en France, au Portugal, aux Etats-Unis, au Nigéria ou ailleurs.

    Et ce qui était amusant, c’est qu’en même temps que leurs enfants plusieurs parents avaient demandé à s’engager dans le Mouvement. Ainsi, pendant que je suivais les enfants, Gérard se retrouvait avec un groupe de pré-volontaires qui comprenait Corinto le papa de Marcello, Vango, le papa de Carlo, Jean celui de Hani, Sami celui de Philippe et Walid, sans compter Jean Khoury le plus âgé de tous et le plus dynamique. Jean était tellement enthousiasmé par sa découverte tardive de l’Evangile vécu qu’un jour il avait demandé : « Pourquoi ne dressons-nous pas ici trois tentes ? », comme les apôtres lors de la transfiguration du Christ. Quand on connaissait toutes les souffrances ou les angoisses quotidiennes de chacun, on voyait bien que, là aussi, l’avenir se préparait au milieu de la guerre.

    Encore une ou deux aventures sympathiques pour clore cette année spéciale. Les très belles vacances que nous avons pu prendre finalement pour une quinzaine de jours de tourisme en voiture au sud de la Turquie, tout le focolare masculin et trois « gen » qui nous accompagnaient avec leur voiture à eux : Christian Samman, Béchara Ziadé et Saïd. Nous avions vraiment besoin de respirer, de sortir un peu de cette tension permanente de la guerre et de voir autre chose. Je me souviens surtout de « kaplumba ». « Kaplumba » cela veut dire tortue en turc. A la sortie d’un virage, en pleine campagne, nous avons failli écraser une petite tortue qui traversait la route. Un coup de frein, pas d’accident. On décide d’adopter la tortue qu’on installe dans un carton entre les pieds de Guido. Seulement kaplumba avait faim. Chaque fois que nous nous arrêtions en route dans un restaurant, c’était le même scénario. Comme nos amis turcs, surtout loin des grandes villes comme Istanbul, ne comprennent que le turc, il fallait essayer de leur expliquer que nous avions une kaplumba qui avait besoin de manger. Et évidemment les employés du restaurant comprenaient que nous voulions manger de la kaplumba et ils étaient scandalisés. Alors nous en amenions un jusqu’à la voiture, nous lui montrions kaplumba en faisant signe que c’était elle qui voulait manger. Alors le visage de notre ami s’illuminait, il partait en courant à la cuisine, revenait avec des épluchures de concombres ou des feuilles de laitues et tout le restaurant se mettait à rire en regardant ces étrangers qui faisaient du tourisme avec leur kaplumba.

    Et pour finir l’année, la dernière aventure de Guido, fin décembre. Guido quittait souvent le Liban en cours d’année pour visiter tous les amis du Mouvement dispersés un peu partout au Moyen Orient. Il allait quelquefois à Chypre chez le Père Guglielmo, franciscain, ou dans la communauté de religieuses dont Sœur Luigia, italienne, était la supérieure. Sœur Luigia continuait à demander à Guido de venir les visiter plus souvent. Mais comment faire ? Il n’y arrivait pas. « Tant pis, disait Sœur Luigia, je vais prier à cette intention et vous viendrez bien nous voir. » Et voilà que Guido prend l’avion à Beyrouth avec Pierre et Rino pour participer à notre congrès de focolarini à Rome, mais, à peine ont-ils décollé, que l’avion est pris dans un orage terrible et frappé par la foudre. L’avion ne peut pas continuer son voyage et doit atterrir d’urgence à Chypre. Tous les passagers sont invités à l’hôtel et Guido va évidemment chez Sœur Luigia, triomphante parce que ses prières ont été exaucées. Heureusement que les passagers n’ont pas su la cause de l’accident. Et moi qui étais arrivé deux jours plus tôt à Rome et qui attendais mes amis, j’ai dû m’endormir, très inquiet, à minuit, sans nouvelles du Liban. Ils sont arrivés finalement le lendemain matin avec un autre avion. Les problèmes de la guerre n’étaient pas suffisants : au moins nous étions entraînés à toutes sortes de surprises et l’année suivante allait encore continuer de la même manière. 


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :