• « Ne jugez pas, pour ne pas être jugés ; le jugement que vous portez contre les autres sera porté aussi contre vous ; la mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous. » (Mt 7,1)

    Elle est extraordinaire, cette petite phrase, car si on la comprend vraiment, je crois qu’elle peut changer toute notre vie. Le problème, c’est qu’elle ne doit pas être si facile à comprendre et encore moins à mettre en pratique, puisque, 2000 ans après l’arrivée de Jésus sur la terre, l’humanité continue à « juger » allègrement toute la journée, comme si de rien n’était.

    Et quand je dis l’humanité, je pense d’abord à moi et à chacun d’entre nous. Mais comment faire pour ne pas juger ? On ne devrait pas regarder la réalité en face ? On devrait faire semblant que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, que tous les hommes sont parfaits et moi le premier parmi eux ? On devrait jouer une comédie du matin au soir en disant que tous les hommes sont bons, sans jamais plus voir leurs limites ou leur méchanceté ? Ce n’est évidemment pas cela que Jésus nous demande. Mais alors que veut-il de nous ?

    Je pense que nous devrions nous arrêter un instant sur un tout petit mot qui va peut-être nous livrer la clé du mystère : c’est le mot « contre ». Jésus veut simplement que nous regardions chaque homme avec le regard que Dieu a sur lui et qui sera toujours un regard d’amour quoi qu’il arrive. Dieu ne sera jamais « contre » personne, même le plus grand des criminels. Dieu est venu parmi nous « pour » nous, « pour » chacun de nous, « pour » nous sauver…

    « Juger », c’est mettre sur l’autre une étiquette qui le condamne et qui nous donne toutes les excuses pour ne plus l’aimer. « Juger », c’est simplement prendre le prétexte du mal de l’autre pour nous couper de lui, pour le refuser, pour nous éloigner de lui pour toujours. Tandis qu’aimer, c’est regarder les défauts et le mal de l’autre pour chercher de tout notre cœur comment aider ce frère ou cette sœur à se débarrasser justement de ces défauts et de ce mal qui sont en lui, mais qui ne sont pas lui.

    Et ce qui est valable pour l’autre est aussi valable pour nous-mêmes. Combien perdons-nous de temps à nous juger nous-mêmes et à nous arrêter ainsi d’aimer parce que nous n’avons même plus confiance en nous ! Alors que nous devrions nous regarder nous-mêmes comme Dieu nous voit, avec son regard de miséricorde infinie.

    Ne pas juger, c’est donc aimer l’autre encore plus quand il va mal ou qu’il nous fait du mal. Ne pas juger, c’est se libérer pour toujours de nos calculs mesquins et égoïstes, pour nous brancher sur le regard d’amour de Dieu qui nous libère finalement de nous-mêmes et de tout ce qui nous conditionne dans nos relations avec les autres. Ne pas juger, c’est sans doute le début d’un bonheur nouveau, pour nous et pour les autres. 


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  • Et nous voici au dernier des trois chapitres du « discours sur la montagne ». Vraiment, on se demande comment Jésus va faire pour nous retenir encore dans une telle contemplation qui est en même temps si concrète, si divine et si proche de l’homme !

    C’est encore un feu d’artifice de merveilles à couper le souffle : il suffit de voir le menu du jour ! « Ne pas juger », « la paille et la poutre », « cherchez et vous trouverez… », « demandez au Père », la « règle d’or », la « porte étroite », les « faux prophètes », le « bon arbre » que l’on reconnaît aux « bons fruits » et le contraire, « Ce n’est pas celui qui dit ‘Seigneur, Seigneur’… » et la « maison bâtie sur le roc » ou « sur le sable ». Tous ces trésors en quelques lignes, de quoi avoir le vertige. Et Matthieu conclut son récit en disant : « Jésus acheva ainsi son discours. Les foules étaient frappées par son enseignement, car il les instruisait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes. »

    J’aimerais découvrir avec vous ce nouveau trésor en partant de la surface extérieure et en entrant peu à peu dans le secret de Dieu une nouvelle fois. Si je regarde tout ce passage du dehors, un peu superficiellement, je vais commencer par prendre peur. Jésus empêche, conseille de ne pas faire, interdit, menace même par moments. On pourrait se demander s’il n’exagère pas un peu. C’est peut-être pour se mettre à la portée de notre petitesse qui a besoin d’être secouée de sa torpeur pour se ressaisir et pour entrer finalement dans ce qui tient à cœur à Jésus.

    « Ne jugez pas, pour ne pas être jugés ; le jugement que vous portez contre les autres sera porté contre vous ; la mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous. » C’est déjà assez terrible si on imagine un instant les conséquences sur nous de nos pensées mauvaises…

    « Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? … Esprit faux ! Enlève d’abord la poutre de ton œil, alors tu verras clair pour retirer la paille qui est dans l’œil de ton frère. » On dirait que, par définition nous sommes tous au départ des esprits mauvais, des « esprits faux », si Dieu n’intervient pas d’une façon ou d’une autre…

    « Ce qui est sacré, ne le donnez pas aux chiens ; vos perles, ne les jetez pas aux cochons, pour éviter qu’ils les piétinent puis se retournent pour vous déchirer. » Quelle description inquiétante ! Et sommes-nous sûrs en même temps de ne pas faire partie de ces chiens et de ces cochons ? Jésus nous dit d’ailleurs un peu plus loin : « … vous qui êtes mauvais… »

    Puis cette nouvelle recommandation assez terrible aussi : « Entrez par la porte étroite. Elle est grande, la porte, il est large, le chemin qui conduit à la perdition ; et ils sont nombreux ceux qui s’y engagent. Mais elle est étroite, la porte, il est resserré, le chemin qui conduit à la vie ; et ils sont peu nombreux, ceux qui le trouvent. » Donc, apparemment, nous avons bien peu de chances de nous en sortir.

    Puis encore : « Méfiez-vous des faux prophètes qui viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans ce sont des loups voraces. » En somme nous voilà entourés de dangers de toutes sortes qu’il sera bien difficile d’éviter. Et Jésus ajoute : « On ne cueille pas du raisin sur des épines, ni des figues sur des chardons… Tout arbre qui ne donne pas de beaux fruits est coupé et jeté au feu. » Sommes-nous condamnés ou presque à finir en enfer ? On pourrait comprendre cette éducation religieuse d’une certaine époque, qui a finalement contribué à éloigner les gens de l’Eglise, qui se basait surtout sur la peur du jugement et de la condamnation de Dieu…

    Et au jour du jugement, justement : « Ce jour-là, beaucoup me diront : ‘Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton nom que nous avons été prophètes, en ton nom que nous avons chassé les démons, en ton nom que nous avons fait beaucoup de miracles ?’ Alors, je leur déclarerai :’je ne vous ai jamais connus. Ecartez-vous de moi, vous qui faites le mal !’ » Donc, même ceux qui se sont présentés, peut-être de bonne foi, comme de bons disciples du Christ, sont au fond tous des imposteurs ? Et ne sommes-nous pas nous-mêmes des imposteurs sans nous en rendre compte ?

    Et la dernière menace du chapitre, presque pire que les autres : « Tout homme qui écoute ce que je vous dis là sans le mettre en pratique est comparable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, la tempête a soufflé, elle a secoué cette maison ; la maison s’est écroulée, et son écroulement a été complet. » De quoi se décourager complètement : nous avons peut-être passé toute notre vie à construire notre « maison », au prix de beaucoup d’efforts et à la fin nous découvrons que tous ces efforts n’auront servi à rien, que notre vie a été inutile et nous a conduit seulement à une catastrophe irrémédiable…

    Je crois que c’en est trop, il doit y avoir une erreur de perspective et nous allons le comprendre tout de suite. C’est que nous sommes devant un tableau qui veut nous éblouir par la lumière intense qu’il contient. Et que font les grands peintres pour mettre en relief la lumière ? Ils la mettent dans un cadre presque tout noir, remplis d’ombres menaçantes si on s’arrête seulement à leur niveau.

    C’est à ce point-là que nous allons relire tout notre chapitre en nous concentrant sur sa lumière et sa chaleur. Et combien la flamme de l’amour de Dieu va nous faire chaud au cœur, comme un arc en ciel après la tempête ou le déluge ! Jésus voudrait simplement que nous arrêtions tout, nos pensées et nos actions bonnes ou mauvaises, pour accueillir seulement son message. Et son message est une fois encore qu’il est descendu sur terre pour nous donner la vie du ciel, pour nous faire entrer avec Lui dans le secret du Père.

    Et ce Père est bien là au cœur du chapitre, dans une présence assez discrète, mais définitive pour ceux qui ont des oreilles pour entendre ou des yeux pour voir : « Lequel d’entre vous donnerait une pierre à son fils qui lui demande du pain ? Ou un serpent, quand il lui demande un poisson ? Si donc, vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les demandent ! »

    Il suffit de se brancher sur le Père est tout est résolu. Mais à condition de ne pas se tromper de direction ou de niveau. Et c’est là qu’est la recommandation la plus importante : « Il ne suffit pas de me dire :’Seigneur, Seigneur ! pour entrer dans le Royaume des cieux ; mais il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. »

    C’est cette « volonté » du Père qui est le mot de passe pour entrer. Et nous l’avons déjà comprise en méditant un peu plus tôt sur la prière du « notre Père ». La volonté du Père n’est pas une volonté sur nous, comme celle d’un dictateur, mais c’est une volonté d’amour pour nous, pour notre bien, pour nous faire pénétrer au cœur de la vie trinitaire. Et cette volonté sur la terre est d’abord que nous nous aimions les uns les autres en Jésus pour attirer sa présence en nous et parmi nous, jusqu’à pouvoir être Jésus et prononcer dans l’Esprit la parole « Abba, Père ». C’est là qu’est l’unique solution, mais la solution radicale qui ne peut jamais nous tromper. Toute autre tentative est vouée à l’échec. Si je crois m’adresser au Père tout seul, égoïstement, sans passer par Jésus et l’amour de mes frères, alors bien sûr, ma prière sera un monologue avec moi-même, vide de sens, comme si je voulais donner des coups d’épée dans l’eau…

    Mais à partir du moment où j’entre dans la dynamique d’amour que Jésus est venu apporter parmi nous, tout va changer, tout devient positif comme par miracle. Il y faut un peu d’attention au départ, un peu d’ascèse, pour sortir de soi et ne pas juger les autres, pour bien viser cette « porte étroite » qui veut dire vouloir seulement le bien des autres, et voilà que nous devenons tout à coup ce bon arbre qui « donne de bons fruits » et cette maison « bâtie sur le roc ». Il suffirait même d’aimer les autres comme nous-mêmes, ce n’est donc rien d’impossible : « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi, voilà ce que dit toute l’Ecriture : la Loi et les Prophètes. »

    Tout s’ouvre alors devant nous comme par miracle : « Demandez, vous obtiendrez ; cherchez, vous trouverez, frappez, la porte vous sera ouverte. Celui qui demande reçoit ; celui qui cherche trouve ; et pour celui qui frappe, la porte s’ouvrira. » Et quelle joie de découvrir tout à coup que Dieu a fait de nous un bon arbre que tout le monde peut reconnaître : « c’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez… C’est ainsi que tout arbre bon donne de beaux fruits… Un arbre bon ne peut pas porter de fruits détestables, ni un arbre mauvais porter de bons fruits… C’est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. »

    Et la récompense finale est sublime : « Tout homme qui écoute ce que je vous dis là et le met en pratique est comparable à un homme prévoyant qui a bâti sa maison sur le roc. La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, la tempête a soufflé et s’est abattue sur cette maison ; la maison ne s’est pas écroulée, car elle était fondée sur le roc. »

    Je crois que finalement la vie de l’Evangile est toute simple. Il s’agit seulement de trouver la prise de courant pour nous brancher sur la vie divine qui nous attend. Quand on veut brancher une lampe ou n’importe quel appareil sur une prise électrique, on ne se plaint jamais que la prise est minuscule : juste deux petits trous dans le mur, c’est tellement rien à côté de toute la surface de la paroi. Mais on sait qu’il suffit d’un minimum de concentration et tout va marcher. Avec Jésus la prise, ou plutôt ici la porte, est bien étroite si on la compare à toute la paroi d’une vie médiocre vécue pour soi-même et ses pauvres caprices égoïstes et ridicules. Jésus nous demande seulement de nous concentrer un peu sur cette porte qui passe par Lui et par le frère ou la sœur qu’il met sur notre route. Et une fois trouvé ce courant divin qui nous envahit à travers l’autre que nous aimons et qui nous aime à son tour en Jésus, on n’a plus envie de retourner en arrière. Et si, par accident, par inattention, on se débranche un peu de cette source divine intarissable, ce n’est pas si difficile que ça de se concentrer un instant et de se brancher de nouveau sur Dieu. Nous y trouvons non seulement notre propre bonheur, mais aussi tout le bonheur de ceux qui se joignent à nous dans cette aventure céleste… et quelle joie de se brancher ensemble pour toujours, sans jamais plus revenir à notre vie médiocre d’auparavant !


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  • Ce matin, j’ai envie de réagir à la formule d’une prière que je vois circuler souvent dans les réseaux sociaux sur Facebook : « Seigneur, mon cœur ne trouvera le repos qu’en toi ! »

    C’est certainement une belle prière. Encore faudrait-il la remettre dans le contexte ou les contextes où elle a pu être prononcée, car on pourrait faire dire à une telle phrase beaucoup de choses parfois contradictoires. On pourrait penser que c’est simplement un bel élan d’amour envers Dieu, qui peut faire du bien. On peut aussi y voir la tentation d’une personne qui cherche son refuge en Dieu parce que le monde autour d’elle est trop difficile et ce serait en quelque sorte une fuite du monde…

    Il est bien évident qu’on ne trouvera le repos qu’en Dieu. Dans quelques années au paradis, mais déjà ici sur cette terre. Mais ici-bas où se trouve ce Dieu qui va nous donner le repos ? Dans la prière, bien sûr, dans l’eucharistie à laquelle nous pouvons nous nourrir chaque jour. Mais aussi dans la Parole de Dieu qui est une autre nourriture…

    Et l’on oublie souvent que cette Parole est là pour nous rappeler que Dieu, ici-bas, est particulièrement présent dans nos frères et nos sœurs et encore plus quand nous sommes unis et que nous nous aimons les uns les autres dans la réciprocité.

    Une des plus belles expériences que nous pouvons faire dans notre vie, c’est quand nous commençons à « trouver le repos » dans des relations vraies, sincères et profondes avec les personnes que nous côtoyons chaque jour. Alors la vie devient une aventure merveilleuse, car chaque prochain rencontré en chemin, du matin au soir, peut devenir une occasion de « me reposer en Dieu » et de le faire reposer lui-même en même temps. Et l’on découvre alors la joie immense de trouver le vrai repos quand nous-mêmes nous sommes en train de le donner aux autres. C’est cela le véritable secret de la vie chrétienne et de la vie tout court. Vous ne pensez pas ?


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  • Oui, j’ai publié de nouveau cette phrase la semaine dernière : « Il est encore plus beau d’aimer que d’être aimé. » Une de mes meilleures lectrices me répond : « Pas d’accord » Et quand je lui demande pourquoi, elle me dit bien simplement : « Mais c’est toi qui dis que la relation doit être réciproque ! » J’aime bien ce genre de provocations constructives qui peuvent aider à aller encore plus en profondeur : je vais mieux m’expliquer.

    Il est bien évident que c’est très beau d’être aimé, de trouver quelqu’un qui nous accepte tel que nous sommes, qui est content ou heureux de nous voir, qui nous comble d’attentions ou d’affection. Et d’ailleurs nous avons commencé notre vie en étant aimés tout d’abord, par nos parents et notre entourage, avant d’apprendre nous-mêmes à répondre à cet amour.

    Mais nous nous sommes peu à peu jetés à l’eau nous aussi, à aimer les autres et à leur donner de nous-mêmes, avec plus ou moins de réussite, avec des hauts et des bas, mais nous avons commencé à faire l’expérience si belle de la réciprocité, dans laquelle ce n’est plus important de savoir qui a commencé à aimer le premier, car nous sentons une telle harmonie entre nous que le reste devient secondaire.

    Mais nous avons aussi connu les déceptions ou parfois même la trahison dans l’amour, ou bien la jalousie. Nous nous sommes donnés de tout notre cœur à certaines personnes et nous n’avons pas senti cette réciprocité en retour et, pire encore, nous avons reçu parfois du mal en échange du bien que nous avions fait.

    C’est là que nous avons dû choisir entre nous replier sur nous ou continuer à aimer quand même. Nous avons timidement découvert qu’on peut aussi pardonner, aimer gratuitement, aimer sans rien attendre en retour. Et, au-delà des gros efforts que nous avons faits au début, nous avons senti en nous une liberté nouvelle. Nous avons découvert la joie d’aimer même quand on n’est pas aimé. Puis ensuite la joie encore plus grande que cet amour parfois héroïque en nous avait commencé à faire des miracles. Et alors nous avons commencé à comprendre que notre cœur n’était désormais plus le même.

    Au début l’amour était beau, mais simplement naturel, et encore tellement fragile. Mais, à un certain moment, c’est le cœur de Dieu qui est entré en nous. Et, sans nous en rendre compte, nous avons pénétré au sein de la Trinité où le Fils et le Père s’accueillent et se donnent l’un à l’autre en l’Esprit de toute éternité. Nous avons commencé à nous apercevoir, en tout petit d’abord, et de plus en plus clairement par la suite, que nous étions en train de devenir Dieu en quelque sorte, même si avec encore tellement de rechutes.

    Mais désormais nous sentons que l’important et le plus beau, c’est d’aimer toujours comme Dieu, d’accueillir l’amour de l’autre, mais pas pour le garder pour nous, pour le posséder et le mettre égoïstement dans notre coffre-fort, mais pour aimer tout de suite en retour celui ou celle qui nous a aimés et en même temps toute l’humanité qui nous entoure. Alors l’amour n’est plus à moi ou pour moi, mais c’est encore mieux car il est en moi, comme le sens de ma vie et ma propre respiration. Et peu à peu, je deviens moi-même l’amour, car l’Amour demeure en moi et moi en Lui, et surtout l’Amour demeure en nous et nous en Lui. Car ce n’est plus que tous ensemble, avec ceux qui vivent cet amour réciproque, que nous sommes capables de vivre. Et l’on comprend alors, comme l’a dit Chiara Lubich, que « dans l’amour, l’important c’est d’aimer. » … Et cela n’enlève rien à la joie immense d’être aimés en retour, mais dans une réciprocité qui ne nous arrive jamais comme une obligation, mais avec la fraîcheur de la plus belle des gratuités !


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  • Je me trouvais l’autre jour dans la rue avec quelques personnes amies à qui je disais en passant combien je me sentais chanceux d’être revenu de nouveau vivre au Liban (pour la 4e fois de ma vie, il faut le dire, pour un total qui dépasse maintenant les 25 ans !) Et je me suis aperçu qu’un de mes interlocuteurs était presque scandalisé ou incrédule devant mon affirmation : il avait peut-être du mal à croire qu’un étranger qui pouvait théoriquement vivre à l’aise dans son pays prétende être heureux au milieu des épreuves que le Liban traverse depuis maintenant plus de 40 ans. Sa réaction m’a fait réfléchir et je voudrais de tout mon cœur vous dire ici ce que j’ai senti vraiment au fond de moi.

    Oui, je suis heureux, profondément heureux, d’être au Liban en ce moment. Je ne veux pas faire ici de comparaison avec les autres pays du Moyen Orient où j’ai vécu aussi beaucoup de bonheur pendant de si longues années, cela ne servirait à rien. J’ai toujours essayé de ne pas trop me poser de questions et d’accueillir les circonstances de la vie comme elles viennent. J’ai d’abord appris à être homme au Liban où je suis arrivé à l’âge de 22 ans pour la première fois. J’y ai fait des expériences fondamentales de joie, d’amitié et aussi de souffrance, en particulier quand la guerre a éclaté. J’y ai vécu la solidarité, l’enthousiasme, la peur, l’espoir, la compassion, la déception et le pardon. J’y ai connu l’échec, le découragement, mais aussi le courage, l’ardeur, des émotions de toutes sortes qui n’ont jamais laissé vides aucune de mes journées.

    J’ai d’ailleurs raconté déjà dans ce blog les premières années de mon aventure libanaise. Mais ce que je sens aujourd’hui, c’est qu’ici j’ai appris à aimer l’humanité comme elle est, avec sa grandeur et ses faiblesses, avec des gens capables de s’oublier complètement pour sauver la vie des autres ou d’autres qui se refermaient sur eux-mêmes pour se protéger contre trop de souffrance. J’ai appris à prendre ici les gens comme ils sont en essayant de ne jamais les juger, car juger est toujours du temps perdu et on ne sait jamais ce qu’on aurait fait si on avait été à la place de l’autre.

    Mais je voudrais crier ici bien fort que, si j’ai le courage ou l’audace de dire que je suis heureux au milieu de tant d’épreuves et de souffrances qui ne finissent jamais, ce n’est pas de ma part de l’inconscience ou l’égoïsme de quelqu’un qui est tout content dans sa bulle sans se rendre compte des problèmes des gens qui l’entourent. Je pense et j’espère que ce n’est pas cela qui me rend heureux. Je suis heureux parce que c’est au fond dans ces circonstances extrêmes qu’on découvre les trésors cachés de chaque être humain. Chacun porte en lui-même un trésor ou des trésors, qui risquent parfois de rester voilés ou enterrés sous la poussière d’une vie médiocre et terre à terre. Mais quand les difficultés ne s’arrêtent plus, on est obligé de choisir : ou bien décider d’être triste jusqu’à la fin de ses jours, et c’est une option qui peut parfois soulager apparemment. Ou bien décider de prendre sur soi le fardeau des autres et de tracer devant eux ou avec eux des chemins de lumière.

    Et c’est au Liban que j’ai découvert en moi un optimisme que je n’avais pas du tout au départ, comme une mission qui a donné tout à coup un sens à ma vie. Et c’est dans cette bataille pour sortir tous ensemble du tunnel que je me suis mis à aimer vraiment les gens de tout mon cœur, comme je n’imaginais même pas en être capable. Je me suis trouvé ici des frères et des sœurs que j’aime et qui m’aiment plus que ma famille naturelle. Des gens à qui j’ai eu le courage de raconter mes faiblesses et mes angoisses, parce que je sentais confusément que je devenais ainsi plus crédible à leurs yeux, et ce partage a commencé à me lier à ces frères et sœurs pour toujours.

    Moi qui venais d’une expérience familiale douloureuse et qui n’avais pas beaucoup de confiance en moi quand je suis arrivé ici, j’ai trouvé la confiance en moi-même en la donnant aux autres. Moi qui avais manqué d’affection dans ma famille française blessée (aussi par les conséquences des guerres que l’Europe a subies en son temps), j’ai trouvé cette affection en la donnant à ceux que je rencontrais. Et c’est ici que les personnes que j’ai pu aider à être elles-mêmes, au-delà des circonstances de la vie extérieure, ont fini par me convaincre que moi aussi je pouvais être beau ou aimable, ce que j’avais beaucoup de mal à croire au départ. Et c’est ici que j’ai appris à être moi-même en aidant les autres à sentir combien ils étaient finalement chacun tellement important. Jamais je n’aurais imaginé qu’on pouvait connaître des joies aussi fortes et aussi pures, parfois au milieu de quelques larmes, que celles que j’ai eu la chance de vivre ici…


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