• Quand j’étais jeune, j’ai été très fortement marqué par un livre d’Emmanuel Mounier qui s’appelait « L’affrontement chrétien ». Ce livre répondait au fameux philosophe de la « mort de Dieu », Friedrich Nietzsche, qui se moquait des chrétiens parce qu’il les voyait marcher le dos courbé, les yeux à terre, résignés à attendre le bonheur seulement dans l’au-delà après la mort.

    Nietzsche n’avait peut-être pas complètement tort, même s’il est toujours injuste de juger des gens de l’extérieur sans savoir les raisons profondes de leur comportement. Il existe certainement des gens qui vivent des situations tellement dramatiques qu’ils ne cherchent dans la foi ou la religion qu’un refuge qui les mettre à l’abri de la vie sur cette terre qui leur semble trop difficile à vivre.

    Tout cela n’est évidemment pas le but du message de Jésus-Christ, ni, je crois, d’aucune religion. Mais on peut comprendre pourquoi ces attitudes passives ou pessimistes ont pu éloigner de Dieu et de la religion beaucoup de gens. Emmanuel Mounier m’a donc aidé à comprendre, dans un moment important de ma vie, le moment des choix et des grandes décisions, dans quelle direction je voulais me lancer.

    Oui, la vie est un affrontement, un affrontement de chaque jour, ou alors ce serait bien triste. Indépendamment des conditions dans lesquelles nous nous trouvons, il y a toujours une part de liberté en nous qui nous permet de décider si nous voulons subir passivement tout ce qui nous arrive, ou si nous voulons l’affronter.

    Là encore, nous ne pourrons jamais nous permettre de juger ceux qui nous semblent passifs, pessimistes et écrasés par la vie : il faudrait d’abord se mettre à leur place. Mais cela ne nous empêche pas de nous tourner avec admiration et reconnaissance vers tous ceux qui ont décidé un jour d’affronter leur situation telle qu’elle était, sans plus se plaindre ni regarder en arrière. Je pense à ces personnes handicapées qui se sont fait une place comme tout le monde dans la société. Je pense à ces gens qui ont tout perdu et qui ont eu le courage de recommencer à zéro une nouvelle vie, comme si c’était normal. Je pense à ces gens qui se dévouent chaque jour pour alléger la souffrance des autres. On n’en finirait pas de citer des exemples, qu’on montre malheureusement parfois comme des exceptions bizarres, alors que ce sont simplement des gens qui croient en l’homme, en la solidarité et en la réciprocité. Et des gens comme cela, on en trouve dans toutes les religions et en dehors des religions. Il existe au cœur de l’homme un ressort qui le rend capable de regarder en face ce qui lui arrive, de rebondir après un échec ou une catastrophe.

     

    Mais ce qui est sûr, c’est qu’il est pratiquement impossible d’affronter la vie tout seul. Bien sûr chacun doit être prêt à prendre ses responsabilités, mais nous ne sommes pas des machines. Nous sommes faits pour vivre ensemble « en famille ». Lorsque nous découvrons que nous sommes tous frères et sœurs de la même humanité, quels que soient notre origine, notre âge et la couleur de notre peau, alors nous pouvons ensemble vraiment regarder dans les yeux notre présent et notre avenir. C’est au fond le but de ce blog, et je suis heureux de voir que notre initiative commence tout doucement à faire son chemin parmi les gens qui cherchent justement à porter sur la vie un regard positif et optimiste.


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  • Troisième année de guerre et combien de souvenirs émouvants à raconter, avec beaucoup de solidarité. Toujours un peu de mouvements avec le retour de Pierre Baaklini de Loppiano qui vient apporter son expérience au focolare. Leila, Ghada et Josyane ont fini aussi leur période de formation en Italie, mais seule Ghada va rester au Liban. Josyane va partir tout de suite pour la Turquie et Leila bientôt pour l’Algérie. Puis c’est au tour de Joseph de s’en aller à Loppiano où il aurait dû se rendre déjà depuis plus de quatre ans, mais il n’avait pas de passeport : maintenant tout est réglé et une nouvelle aventure va commencer pour lui aussi.

     Jacques et Pierrette vont encore animer les débuts du Mouvement au Caire. La famille continue à grandir avec un beau noyau de volontaires qui comprend Maurice, Gaby, Albert, Georges Breidi et d’autres qui se préparent. Les volontaires femmes, autour de Janine sont déjà un beau groupe. La présence d’Aletta et Guido, avec leur expérience humaine et spirituelle tellement riche, est la garantie que tout se développe en harmonie et en sagesse. On se sentait toujours à l’aise avec Aletta et Guido, dans un véritable climat de famille.

    A la Journée-Rencontre que nous avons pu organiser malgré tout chez les Sœurs Franciscaines de Badaro, à quelques centaines de mètres de la ligne de démarcation, il y avait 750 personnes. Le thème de la rencontre était : « Devenir un » ! Folie au milieu de la guerre ? Et pourtant qui pourra jamais empêcher quelqu’un de vivre pour l’unité, même si le monde entier semble contre lui : affaire de choix personnel qui libère. Un des nouveaux participants nous a laissé cette belle impression personnelle au sortir de la salle : « Maintenant ma vie ne peut plus être comme avant. J’ai connu l’amour qui aime sans rien attendre en retour. »

    Nous avons même pu organiser encore une Journée de jeunes. Il y avait beaucoup de nouveaux visages, comme ceux de Garo Amidi, Jihad Moukarzel, Jihad Metni, Béchara Azar. Je n’oublierai jamais les premières discussions avec Garo qui pouvaient durer des heures si on ne s’arrêtait pas. Les circonstances extérieures dramatiques invitaient bien sûr tout le monde à se poser beaucoup de questions sur le sens de la vie, des relations humaines. Moment terriblement difficile, mais qui aide finalement à se poser les vrais problèmes. Les jeunes se retrouvaient tout le temps, même quand il y avait du danger. Les « gen » filles avaient elles aussi leur local pour se retrouver, comme les « gen » garçons.

    On finissait presque par s’habituer à la guerre, avec ce rythme bizarre où il fallait toujours tout faire le matin, études, travail, achats, visites, avant de courir chez soi dès le début de l’après-midi pour être plus en sûreté à la maison, relativement au moins, au moment où la bataille journalière allait commencer, pour ne plus s’arrêter avant des heures avancées de la nuit. Mais, quand il y a des armes partout, cela finit toujours par déborder quelque part. Début juillet ce fut le début de la bataille d’Achrafieh, le quartier chrétien de Beyrouth, et de toutes les zones chrétiennes : une guerre bien plus forte cette fois-ci entre les milices de la région et l’armée syrienne qui occupait le pays, soi-disant pour le sauver de la violence. La population locale en avait assez et les miliciens multipliaient les actes de résistance, avec évidemment des réactions terribles de représailles et de bombardements le plus souvent aveugles.

    Notre appartement avait la malchance de se trouver à 100 mètres de la villa de Camille Chamoun, ex-président de la République Libanaise et chef d’une importante milice. Il était évidemment un des premiers visés par ces bombardements syriens ou autres. Et qui en subissait les conséquences ? Les immeubles des alentours, qui recevaient souvent des obus, comme le nôtre si bien placé en temps normal, en haut de la colline avec une vue magnifique, mais si mal placé maintenant car il servait de bouclier aux milices qui se cachaient dans le quartier. Notre immeuble à lui tout seul a reçu 26 obus en six mois cette année-là. Il faut bien imaginer que ce ne sont pas des bombes d’avions, ce sont des obus de mortiers ou de canons, ils ne peuvent pas faire s’écrouler un immeuble en béton armé, mais ils font des trous partout dans les murs, ils mettent tout par terre, les vitres évidemment pour commencer, les meubles, les plantes, les étagères. Et si quelqu’un a la malchance de se trouver là au mauvais moment, un petit éclat de rien du tout peut vous tuer ou au moins vous envoyer à l’hôpital.

    Que faire quand la bataille s’intensifie ? Rester enfermer toute la journée à la maison ? Parfois il est vraiment urgent de sortir, pour s’approvisionner, pour aller aider quelqu’un, ou simplement pour aller à la messe pour prier : on sent beaucoup le besoin de prier plus encore que d’habitude dans une telle situation. Parfois il y avait de fortes discussions entre nous pour trouver l’équilibre entre la générosité et la prudence : ce n’était pas facile du tout de décider. Une fois où j’avais été à la messe et que je revenais à la maison en rasant les murs, sur le trottoir, car on s’y sent plus à l’abri qu’au milieu de la chaussée, voilà qu’une voiture stationnée sur le trottoir m’empêche de continuer. Tant pis, je contourne la voiture et je vais donc au milieu de la rue et, alors que je suis à la hauteur de la voiture, j’entends : « Tic ! ». Une balle perdue vient faire un trou dans le capot du moteur : la voiture m’a sauvé la vie, en m’empêchant de marcher sur le trottoir.

    Combien de fois nous avons senti qu’il devait y avoir une protection d’en haut. Quand on passe par exemple à un endroit quelques secondes avant ou après une explosion. Comme cette fois-là où nous descendons de la montagne en voiture, pressés de rentrer vite à la maison sans trainer, à cause du danger. Nous nous souvenons que nous devions apporter un paquet à une famille qui l’attendait avec une certaine urgence, mais cela veut dire tout un détour et vingt minutes en plus sur la route. On y va quand même, la famille nous remercie beaucoup : dans ces moments là les remerciements sont tellement plus profonds que d’habitude. Mais lorsque nous arrivons finalement devant notre immeuble, nous voyons des voisins en train de balayer jusque dans la rue des morceaux de vitres et des gravats : des obus étaient tombés sur plusieurs immeubles à côté de chez nous, et l’un d’entre eux avait explosé juste au-dessus de l’endroit où nous mettions toujours notre voiture. Si nous étions arrivés plus tôt, nous serions peut-être morts dans l’explosion, mais ce qui est sûr c’est que notre voiture aurait été complètement détruite.

    Une autre fois la famille de Jean et Denise s’était réfugiée avec tous les voisins de leur immeuble et même des immeubles voisins dans un dépôt en partie en sous-sol, mais qui s’élevait tout de même à un bon mètre au-dessus du niveau de la rue. Il faut dire que les armes étaient de plus en plus sophistiquées. La guerre est une aubaine pour les marchands d’armes, ils peuvent essayer des armes toujours plus performantes, c’est-à-dire toujours plus mortelles. Ils avaient inventé un obus qui n’explosait plus au premier choc, mais seulement au troisième impact : on peut imaginer les dégâts dans un immeuble où un obus venu d’en haut perfore plusieurs plafonds de suite ; on ne se sent plus jamais à l’abri. Et voilà que ce jour-là une quarantaine de personnes attendent apeurés la fin de la bataille, lorsqu’un obus perfore le mur du dépôt par le haut, entre dans le dépôt au-dessus de la tête de ces pauvres gens complètement paniqués et, on ne sait pas par quel miracle, change de trajectoire et au lieu de continuer à descendre, il ressort de l’autre côté et va pulvériser une voiture en stationnement devant l’immeuble. S’il avait continué sa course normale, cela aurait été un véritable massacre et ces gens-là, y compris nos amis, n’oublieront plus jamais ces instants comme un cauchemar qui finit bien.

    Nous aussi nous descendions souvent à l’abri à cette époque-là. Le positif, c’est qu’une grande amitié naissait maintenant avec tous les voisins de l’immeuble, même avec ceux qui jusque-là nous saluaient à peine. Mais quand on dit abri, c’est en fait toujours un dépôt commercial qui n’est le plus souvent pas complètement sous terre, mais c’est tout de même mieux que d’être dans une pièce de la maison avec de grandes baies vitrées. Un soir que la bataille faisait rage, plusieurs obus sont tombés tout près, l’un d’entre eux à deux ou trois mètres de l’immeuble, dans un bruit assourdissant, c’était impressionnant. Puis finalement l’immeuble même est atteint, on sent que cela doit être dans les étages supérieurs, mais tout l’immeuble a tremblé. Le propriétaire risque tout de même de monter pour voir s’il y a des dégâts et il découvre un début d’incendie au 5e étage vide: heureusement avec le peu d’eau qui reste encore dans nos réservoirs on arrive à éteindre l’incendie. Mais cette nuit-là on dort dans les couloirs de la maison (si on peut dire qu’on dort réellement !) Et pendant la journée, c’est toujours l’occasion de vivre une grande solidarité avec amis ou voisins, comme Pierre LV qui a pu aider une dame âgée à être transférée dans un hôpital de montagne plus en sécurité, alors que sa propre famille ne savait plus comment faire, ou Guido qui a aidé une religieuse à acheter le pain pour tout un hôpital en difficulté, celui où travaillait alors Joseph, tout près de la ligne de démarcation et des francs-tireurs.

    De fait la situation devient insoutenable. Au bout de quelques jours nous décidons de partir à la montagne. Mais où ? Tout le monde fuit à la montagne. A l’IRAP (chez Janine, Souad et maintenant Thérèse Zoghbi qui s’est ajoutée et qui ne les quittera plus) il y a déjà le focolare féminin et beaucoup de familles, entassées comme elles peuvent, souvent avec des matelas par terre. Beaucoup dorment à la chapelle qui est le lieu le plus sûr, le cœur de la maison dans tous les sens du mot. Chaque jour il y a la messe, parfois avec une centaine de personnes entassées les unes sur les autres : ce sont des moments émouvants. Les petites sourdes de l’IRAP qui sont restées dans la maison voient soudain leur grande famille se transformer complètement : une belle expérience de découverte réciproque.

    Nous, nous avons la chance de trouver l’hospitalité chez Joseph et Jeanne Abikaram, toujours à Aïn Aar, avec la grand-mère et leurs trois enfants, Christine, Marie-Noëlle et Jean-Pierre, le plus petit, qui doit avoir juste sept ans. On nous installe dans un étage à moitié en sous-sol, en dessous de leur grande villa. Ce n’est pas encore très bien aménagé, mais dans ces circonstances, c’est comme être dans un hôtel de cinq étoiles. Nous nous retrouvons une dizaine, tout le focolare et quelques « gen » qui nous ont suivis, avec des matelas par terre et l’image de Jésus abandonné que Chiara et ses premières campagnes avaient accrochée au mur pendant la guerre mondiale dans leur petit appartement où il n’y avait presque rien. Joie, pauvreté et communion : c’est une grâce de revivre cette expérience. Nous pensions nous réfugier là-haut pour quelques jours ou quelques semaines, mais nous y resterons en fait six mois. Moments inoubliables !

    On se partageait bien sûr les tâches ménagères, on vivait tous ensemble comme une unique famille. On allait retrouver souvent les autres réfugiés à l’IRAP ou ailleurs : il y en avait beaucoup dans la région. L’unité redonne du courage. On prend bien soin de ceux qui sont dans le besoin, qui n’ont pas de voiture pour se déplacer ou pour s’approvisionner, ou bien pas assez d’argent pour subvenir à leurs besoins. La pauvreté se fait de plus en plus sentir avec la guerre, le travail qui devient plus rare et les difficultés de toute sortes, à commencer par le manque d’électricité. Pendant les périodes d’accalmie, on commence à s’organiser en mettant des sacs de sable un peu partout, devant les portes et surtout les fenêtres, car les obus arrivent aussi à la montagne, même si ce n’est pas avec la même fréquence qu’à Beyrouth. Et c’est lourd un sac de sable, même quand on le porte à deux. J’étais jeune à l’époque et je ne me préoccupais pas trop, mais mon dos qui se plaint aujourd’hui n’a pas dû beaucoup aimer ce genre d’exercices.

    Quand on a un peu d’essence, on sillonne la région pour avoir des nouvelles de tout le monde. C’est que le téléphone ne marche pas toujours. On est souvent inquiet de n’avoir plus de nouvelles de telle ou telle famille qui a quitté elle aussi sa maison dans un quartier dangereux et qui a dû se réfugier aussi quelque part, mais où ? Et là quand les nouvelles arrivent finalement et surtout quand on réussit à se retrouver à partager tout ce que nous avons vécu, en ayant souvent échappé de peu à la mort, on ressent une joie indescriptible. La joie d’une période de guerre est comme une lumière qui brille sur un fond obscur, un soleil qui se lève après une nuit de tempête : des moments qui resteront pour toujours gravés dans notre mémoire.

    Et il y en a beaucoup de ces moments là, comme l’expérience d’Arlette qui dormait sous la tente avec quelques « gen » filles, toujours à l’IRAP, sur une terrasse, évidemment sans aucune protection. Voilà qu’une de ces « gen » commence à paniquer, elle ne veut plus dormir sous la tente, elle a peur que des obus arrivent, elle insiste pour dormir dans les bâtiments, même s’il n’y a pratiquement plus de place à l’intérieur. Arlette et quelques autres trouvent que ce n’est pas raisonnable, mais il est souvent plus important de perdre ses idées par amour de l’autre que de vouloir avoir raison. Elles s’installent donc dans la maison et voilà qu’éclate une nouvelle bataille inattendue. Les obus pleuvent et des éclats viennent trouer les tentes qui sont sur la terrasse, heureusement vides : que serait-il arrivé si nos amies étaient encore dedans ?

    A cette époque, les combattants avaient fait venir de nouveaux canons : c’était ce qu’on appelait les « orgues de Staline » : des séries de six ou douze petits canons attachés les uns aux autres comme les tuyaux d’un orgue, justement. Ils lançaient des fusées l’une après l’autre, à peu près chaque seconde, dans un bruit assourdissant, et ces fusées venaient exploser aussi l’une après l’autre dans un rayon de cent ou deux-cents mètres, semant la peur, la mort et la désolation. Voilà qu’un jour où nous sommes bien à l’abri dans notre refuge, en pleine bataille, nous commençons à entendre le bruit terrible des orgues de Staline qui se déchainent tout près de nous. Une série d’obus a dû tomber à environ un kilomètre de nous. Mais où ? Nous pensons bien sûr à tous les amis que nous avons là-haut. Puis la bataille se calme, même si on ne sait jamais si c’est un calme provisoire ou définitif. Rino et moi prenons la voiture et courons à l’IRAP pour prendre des nouvelles. Rien à l’IRAP, mais Janine est angoissée : c’est tombé sans doute tout près de la maison de Jacques, son frère et pas moyen de savoir s’ils sont encore sains et saufs.

     « Si vous avez le courage de monter là-haut, nous demande Janine,  et de dire à Jacques et Pierrette qu’ils viennent se réfugier eux aussi à l’IRAP, on trouvera bien encore quelques places ici pour eux ! » Pas de problème, nous reprenons la voiture. Et nous trouvons Jacques, Pierrette et les enfants comme des miraculés. Une des fusées est tombée à quelques mètres de leur immeuble, des éclats ont pénétré dans la cuisine vide où ils se trouvaient à peine quelques secondes plus tôt. Personne n’a rien eu : seulement des dégâts matériels. Nous voyons des voisins complètement paniqués. Jacques et Pierrette se laissent convaincre et vont donc aussi loger à l’IRAP. Avant de retourner chez nous, nous passons encore prendre des nouvelles d’une autre famille tout près  de là, celle d’Alida, la sœur de Wadad. Ils sont terrés au fond de leur couloir : une autre fusée est tombée en face de leur maison, pas de blessés heureusement mais le déplacement d’air dû à l’explosion les a plaqués contre le mur ; ils s’en sont tirés avec une belle frayeur. Ils nous demandent si nous avons du pain : heureusement oui, on emporte toujours des provisions à partager en temps de guerre. Presque 40 ans plus tard, Alida continue à nous remercier pour cette « apparition » qui leur a fait tellement de bien dans un moment tragique. Chaque petit geste prend évidemment une toute autre dimension dans un contexte pareil.

    Dans tout cela, on essayait quand même d’avoir une vie la plus normale possible. On se reposait quand on pouvait, on dormait plus tard le matin quand il y avait eu la bataille  la nuit. Je me souviens qu’une fois je m’étais réveillé en disant à mes amis que j’avais rêvé qu’il y avait eu des bombardements. « Ah, oui, tu as rêvé ! Non, tu n’as pas rêvé : il y a eu des bombardements ! » Je ne m’étais donc même pas réveillé, comme ceux qui dorment à côté d’une gare et qui ne font plus attention au passage des trains car le bruit est devenu familier : la nature trouve toujours des moyens de se défendre. On jouait aussi beaucoup aux cartes ou au trictrac pendant les longues heures où nous ne pouvions pas sortir. Je me souviens qu’une fois, las d’être enfermés en bas si longtemps, nous avions eu l’idée, Walid et moi, de monter à l’étage supérieur et de jouir du silence de la nuit en regardant les étoiles sur le balcon de la villa, avec des lueurs de bataille en bas à Beyrouth. Et nous étions là, tranquilles et heureux, lorsque tout à coup a retenti le sifflement d’un obus qui est passé à quelques mètres à peine au-dessus de nos têtes pour aller s’écraser tout près dans le jardin d’un voisin. De quoi glacer le sang dans les veines et nous avons tout de suite redégringolé les escaliers quatre à quatre pour nous remettre à l’abri : pas moyen d’être tranquilles une minute !

    Le plus difficile, c’est lorsque Guido, Pierre LV et Rino sont partis à Rome avec Aletta, Agape et Zena pour l’Assemblée générale du Mouvement. Guido m’a dit : c’est toi qui seras le responsable du focolare pendant cette période. J’ai eu un peu peur : devoir prendre des décisions dans des circonstances pareilles, ce n’est pas évident. Mais tout s’est bien passé finalement, avec le climat de solidarité et de confiance qu’il y avait entre nous tous. La seule décision un peu bizarre que j’ai prise, sans demander l’avis de personne, a été celle de distribuer la communion à certains des nôtres qui étaient habitués à participer à la messe chaque jour et qui se trouvaient tout d’un coup sans messe du tout, parce que les prêtres n’arrivaient même plus à se déplacer pour dire la messe. Alors je me suis dit que prendre quelques hosties consacrées dans la chapelle de l’IRAP et faire une bonne surprise à quelques-uns ne pourrait que faire du bien, et que sûrement le Bon Dieu était d’accord. Heureusement que je n’ai pratiquement jamais raconté cela à personne, cela aurait pu scandaliser, mais mettez-vous à ma place !

    L’année s’est finalement assez bien terminée et nous avons pu aller à Rome à notre tour pour participer à la rencontre annuelle de tous les focolarini d’Europe. Je n’oublierai jamais cette rencontre. Nous avions préparé un montage de diapositives pour montrer un peu à tout le monde comment nous vivions au Liban : murs défoncés, sacs de sable, mais aussi visages souriants de nos rencontres pleines de joie malgré les difficultés… Ces diapositives, avec le commentaire improvisé de Guido qui expliquait en détail notre vie de tous les jours, ont eu sur toute la salle l’effet d’une bombe, si l’on peut dire. Tout le monde nous regardait comme si nous étions des héros, alors que nous sentions seulement une grande reconnaissance envers ce Dieu qui nous avait protégés et fait faire une expérience tellement unique. Je me rappelle en particulier les focolarini d’Allemagne qui ont passé toute la soirée entre eux à commenter nos diapositives, en nous remerciant ensuite, parce que notre témoignage prouvait que l’Evangile est vrai et leur donnait un courage nouveau pour affronter les problèmes de leur pays.

     

    Ce qui est sûr, c’est qu’à partir de là, chaque fois qu’un Libanais ou une Libanaise allait au Centre du Mouvement à Rome pour y participer à une rencontre, de jeunes, de familles ou autres, on lui demandait gentiment s’il pouvait ou si elle pouvait donner à son tour son témoignage sur la vie pendant la guerre, parce que, paraît-il, cela faisait du bien à tout le monde. C’est sûr que tout cela était aussi une grâce pour nous, de nous rendre compte qu’au-delà de la souffrance Dieu nous avait comblés bien plus encore que ce qu’il était possible d’imaginer. Il y a même eu comme cela des épisodes comiques, comme le jour où Joseph a raconté devant un groupe de bouddhistes japonais, amis du Mouvement, comment il avait été kidnappé pendant la guerre et avait réussi à vivre cette épreuve dans la paix grâce à notre idéal. Le problème c’est que personne au Centre de Rome n’était au courant du kidnapping de Joseph, car Guido avait caché la chose jusque là pour n’alarmer personne : une belle gaffe au fond, finalement vite pardonnée ! Cela faisait du bien en tous cas de s’arrêter de temps en temps pour reprendre souffle et énergie, car l’épreuve allait encore durer bien des années, mais comment pouvions-nous le savoir ?


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    Je crois que c’est de la folie de se lancer dans un article d’une page ou deux sur le verbe « avoir ». Il faudrait lui consacrer au moins un livre entier, tellement il est riche et indispensable à notre langue. Nous apprenons très tôt à l’école qu’être et avoir sont les deux verbes auxiliaires qui accompagnent tous les autres, en particulier quand on veut exprimer le passé, mais ils ont beaucoup d’autres fonctions encore. Nous n’en donnerons ici qu’un rapide aperçu, à compléter sans doute plus tard.

    On utilise le verbe avoir véritablement à toutes les sauces. On peut « avoir » presque tout ce qui existe dans notre vie, de réalités concrètes ou abstraites. J’ai évidemment une tête, des mains et des pieds et tout le reste de mon corps. J’ai des habits, une maison, un bureau et un pays. Mais j’ai aussi des amis, une belle famille et des collègues. J’ai 20 ans ou 50 ans. J’ai des qualités et des défauts, des désirs et des ambitions. J’ai une foule de sentiments, comme la peur, de l’amour ou de la haine, de l’attirance ou de la répulsion. J’ai aussi froid ou chaud, faim et soif, envie ou besoin. J’ai du temps. J’ai l’esprit ouvert ou fermé, un bon cœur, ou un mauvais caractère. J’ai raison ou j’ai tort. J’ai l’air intelligent ou stupide. Notre liste ne finira jamais.

    Mais que veut dire tout cela ? Simplement que notre verbe avoir est nécessaire pour indiquer une relation privilégiée entre les êtres, les autres êtres et les choses, et toutes les réalités de quelque nature qu’elles soient.

    Remercions donc notre verbe avoir d’exister et remercions surtout ceux qui l’ont inventé. Et je voudrais ici réparer une injustice. On a trop souvent dit beaucoup de mal du verbe avoir. On l’a opposé à l’être qui serait la véritable base de notre personnalité, qui nous ferait vivre, alors que l’avoir nous renfermerait sur les choses, le plus souvent matérielles et nous couperait des réalités importantes. En fait ce n’est pas vrai. Bien sûr qu’on ne peut pas vivre sans être, mais pourquoi ne pas dire aussi que nous « avons » cet « être » en nous, que nous avons de l’ « être ». En quoi cela serait-il contradictoire? « Avoir » de l’ « être » veut dire que cet être est bien à nous et qu’il nous fait vivre. Y aurait-il un problème à cela ?

    Je sais où est le problème. C’est notre « vision des quatre verbes » qui va nous aider à le résoudre. Pour « être » concrètement et vitalement sur cette terre, nous avons compris qu’il nous faut d’abord recevoir cet être avec la vie qui l’accompagne, accueillir cette vie pour la donner à notre tour à ceux qui pourront la recevoir et l’accueillir. Le problème, c’est lorsque nous nous refermons sur nous-mêmes et que nous arrêtons ce mouvement de don et d’accueil dans la réciprocité. Mais alors ce n’est pas d’avoir qui est dangereux, mais c’est de transformer cet avoir en possession. J’ai une belle famille, une femme, un mari et des enfants : c’est formidable, je peux ainsi me réaliser, en les aimant et en les aidant eux aussi à se réaliser.  Le drame c’est lorsque mon amour devient possessif : non seulement je suis content d’avoir une famille, des enfants ou des amis, mais je les possède. Je crois que Dieu lui-même ne nous possède pas, il se donne à nous tout simplement. On dit bien d’ailleurs que c’est le diable qui possède. Alors là est le point délicat, lorsqu’on glisse sans se rendre compte de l’avoir au posséder. Lorsqu’on oublie qu’on a, qu’on a reçu, pour partager ce qu’on a et ainsi le faire fructifier : alors la vie continue à couler en harmonie. C’est beau d’avoir et c’est en même temps une énorme responsabilité !

    Et je vais finir par une considération étonnante : une découverte véritablement curieuse que l’on fait quand on arrive comme moi dans un de ces pays du Moyen Orient qui m’ont accueilli depuis tant d’années : dans la langue arabe, le verbe avoir n’existe pas. Ce n’est pas possible, comment font-ils ? Eh bien, non, vous ne trouverez pas de traduction au verbe avoir en arabe dans un dictionnaire. Si je veux demander à quelqu’un : « Vous avez du pain ? » Je lui dirai simplement une phrase du genre : « Du pain chez vous ? Du pain avec vous ? Du pain auprès de vous ? » Pas plus compliqué que cela. Par contre le verbe posséder existe bien. Cela amènerait sans doute à bien des réflexions que nous reprendrons un jour ou l’autre, mais c’est intéressant de voir combien les mots peuvent changer d’une langue à l’autre : encore une autre forme de richesse du langage et de l’homme lui-même avec toute sa culture.

     

     

    Citations

     

    “Vous pouvez avoir la paix. Ou vous pouvez avoir la liberté. N’espérez jamais avoir les deux en même temps.” (Robert Heinlein

     

    “Avoir beaucoup vu et ne rien avoir, c’est avoir les yeux riches et les mains pauvres.” (William Shakespeare)

     

    “Le menteur doit avoir bonne mémoire. ” (Quintilien)

     

    “Pourquoi avoir peur du bonheur ?” (Virginie Despentes

     

    “La conscience ne peut avoir tort.” (Alfred de Vigny)

     

    “Le meilleur moyen d’avoir une bonne idée est d’en avoir beaucoup.” (Linus Pauling)

     

    “Mieux vaut ne pas avoir d’argent que de ne pas avoir d’âme.” (Proverbe arménien)

     

    “Avoir l’esprit ouvert n’est pas l’avoir béant à toutes les sottises.” (Jean Rostand)

     

    “Pour avoir le temps d'écrire il faut avoir celui de rêver.” (Claude Carrier)

     

    “On gagne plus à avoir aimé qu'à avoir compris.” (Jean Rostand)

     

     “Pour avoir droit à une étincelle d’éternité, il faut avoir aimé.” (Jacques Attali)

     

    “C'est avoir Dieu que de l'attendre.” (Fénelon)

     

     “A vouloir trop avoir, l’on perd tout.” (Proverbe français)

     

     “Creusez un puits avant d'avoir soif.” (Proverbe chinois)

     

     “Avoir la foi, c'est faire crédit à Dieu.” (Gustave Thibon)

     

    “Mieux vaut avoir des souvenirs que des regrets, donc voyagez !” (Anonyme)

     

     

    Dans l’Evangile

    Et voici qu'une voix venue des cieux disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur. » Mt 3,17

     

    Car il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes. (MT 7,29)

    Jésus lui dit : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'homme, lui, n'a pas où reposer la tête. » (Mt 8,20)

    Eh bien ! Pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés, lève-toi, dit-il alors au paralytique, prends ton lit et va-t-en chez toi. » (Mt 9,6)

    Jésus se retournant la vit et lui dit : « Aie confiance, ma fille, ta foi t'a sauvée. » Et de ce moment la femme fut sauvée. (Mt 9,22)

    A la vue des foules il en eut pitié, car ces gens étaient las et prostrés comme des brebis qui n'ont pas de berger. (Mt 9,36)

    Que celui qui a des oreilles entende ! (Mt 11,15) 

    Car celui qui a, on lui donnera et il aura du surplus, mais celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé. (Mt 13,12) 


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  • « Il faut ouvrir le chemin d’un nouvel humanisme, où l’homme sera vraiment au centre, l’homme qui est avant tout le Christ, le Christ dans les hommes. » C’est ainsi que Chiara Lubich commente la fin de ce fameux texte sur « La résurrection de Rome » dont nous avons déjà relu ensemble quelques extraits.  Chiara avait écrit aussi, quelques lignes plus haut : « Jésus est la véritable personnalité de chacun, la plus profonde. » Alors Dieu ou l’homme?

    Je voudrais ici m’adresser particulièrement à ceux de mes amis qui n’ont pas de référence religieuse. Je sais que trop souvent ceux qui ont prétendu chercher Dieu se sont éloignés des hommes, de l’homme, rendant ainsi suspect pour beaucoup leur cheminement.

    Ce que je trouve impressionnant dans le « paradis » de Chiara, c’est que plus elle fait l’expérience de Dieu, plus elle fait l’expérience de l’homme. Mais qui est « l’homme » dans tout cela ? Moi ? Toi ? Lui ou elle ? Nous tous ensemble ? Il est certain que « nous tous ensemble » sera certainement plus proche de la vérité, même si chacun de nous tout seul a le droit de sentir qu’il est aussi « l’homme ».

    Je crois qu’on trouve souvent des hommes ou des femmes de « bonne volonté » qui consacrent leur vie au service de l’humanité, qui disent ne pas connaître Dieu, mais qui se comportent parfois tellement mieux que bien des croyants. Ces gens-là nous font découvrir la grandeur et la dignité de l’humanité et nous donnent beaucoup d’espoir. Mais que veut dire servir l’homme ?

    C’est sans doute servir ce qui est commun à tous les hommes, ce qui fait que nous sommes tous frères, tous membres de la même famille humaine et que nous ne pouvons pas faire de mal à un seul de ces frères sans nous faire du mal à nous-mêmes. C’est cela mettre l’homme « vraiment au centre ». L’humanité a fait beaucoup de progrès dans la compréhension qu’elle a d’elle-même depuis quelques siècles. La convergence de tous les peuples vers la charte des Nations-Unies, qui reconnaît finalement l’importance tellement évidente des droits de l’homme, en est un exemple frappant.

    Mais que veut dire défendre les droits de l’homme ? Me battre pour que tout le monde reconnaisse que mes droits ont été bafoués ? Certainement. Mais surtout me battre pour que plus personne au monde ne voie ses droits bafoués. On s’est convaincu que chaque homme par exemple a le droit à la propriété privée, et c’est très bien. Alors on va éliminer ceux qui empêchent les autres d’accéder à cette propriété privée, on va se venger d’eux, on va les tuer, on va favoriser les plus faibles contre les plus forts ? Mais les plus forts deviendront alors faibles à leur tour ou victimes de ces révolutions injustes au nom de la justice. Les révolutions ne seront bienfaisantes pour l’humanité que le jour où on mettra vraiment « l’homme » au centre, tout l’homme, et non pas les intérêts même bafoués d’une catégorie de personne. Comme la révolution de Nelson Mandela qui voulait libérer à la fois les opprimés et les oppresseurs, pas les opprimés contre les oppresseurs. Tant que le progrès de l’humanité se fera au profit d’une catégorie contre une autre, l’humanité dans son ensemble restera bloquée, car elle ne sera pas « au centre ».

    C’est cela la révolution de Chiara. Lorsqu’elle dit que chacun de nous est Jésus, elle nous dit en même temps que chacun de nous est « l’homme ». Cela veut dire que l’humanité progressera vraiment le jour où toutes nos actions seront au service de cet « homme ». Mais alors, je n’ai plus le droit de penser à moi, de me reposer par exemple ? Pourquoi pas, il n’y a ici aucune contradiction. Si le fait de me reposer aujourd’hui me donnera la force de mieux aimer l’homme demain, alors mon repos est le bienvenu. Ce qui fait du tort à l’humanité, ce sont toutes les formes d’égoïsme ou d’individualisme qui ne mettent pas « l’homme au centre » justement, mais de pauvres intérêts refermés sur soi-même. Si je ne mets pas « l’homme au centre », si je ne pense qu’à moi, l’humanité ne va pas au fond y perdre grand-chose, c’est moi qui vais y perdre, car je me mets en dehors de ma famille. Tandis que si je passe mon temps à servir toute l’humanité, je vais voir toute l’humanité penser à moi et nous serons tous ensemble gagnants.

     

    J’ai donc le droit théorique de penser à moi, j’ai le droit de me reposer, mais attention à mettre « l’homme au centre ». Car si « l’homme » me fatigue et que je le fuis, si je me réfugie dans je ne sais quelle activité parce que je n’arrive plus à supporter l’homme, me voilà entré dans une rue sans issue qui deviendra ma prison. Même la prière peut devenir un refuge et une prison, si elle n’est pas au service de l’homme. Saint Jean nous a bien dit que celui qui prétend aimer Dieu et qui n’aime pas son frère est un menteur. Si je suis fatigué de mon frère et que je me réfugie un instant dans la prière, la vraie prière, et que je suis honnête avec elle, cette prière va vite me remettre sur le chemin du frère, de « l’homme » avec une énergie renouvelée. Et c’est bien pour cela que beaucoup de gens qui se disent incroyants se sentent tellement à l’aise avec Chiara et son « paradis » !


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  • Nous voici finalement arrivés au huitième chapitre de notre Evangile. Aux yeux de tous les exégètes, c’est un chapitre extrêmement important, un chapitre charnière. Nous en sommes presque à la moitié de l’Evangile selon Saint Marc, qui est le plus court de tous. C’est le chapitre de la déclaration de Pierre : les apôtres commencent finalement à comprendre.

    Mais voyons d’abord rapidement tout le déroulement de notre texte. Tout commence par un nouveau miracle, la seconde multiplication des pains : « Ils mangèrent à leur faim, et, des morceaux qui restaient, on ramassa sept corbeilles. Or, ils étaient environ quatre mille. » Puis surviennent les pharisiens qui demandent « un signe venant du ciel. » Mais Jésus ne perd pas de temps avec eux, cette fois-ci. Il les quitte rapidement après leur avoir dit : « Aucun signe ne sera donné à cette génération. » Jésus se retrouve ensuite seul avec ses disciples, toujours en chemin, à pied ou en barque d’une rive à l’autre du lac. Il essaye une première fois de voir ce que ses disciples comprennent, mais le résultat semble assez décourageant : « Vous ne comprenez pas encore ? » En route, « on lui amène un aveugle et on le supplie de le toucher. » Et Jésus guérit l’aveugle : encore un miracle par amour pour cette humanité malade, mais sans doute aussi pour convaincre un peu plus la foule et surtout les disciples que c’est bien Dieu qui est ici à l’œuvre.

    Nous en arrivons alors à une nouvelle tentative de Jésus pour voir si les disciples vont enfin comprendre : « Pour les gens qui suis-je ? » Et finalement : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Et c’est là que Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie.’ » C’est la première fois que quelqu’un comprend vraiment qui est Jésus et le dit expressément : jusque-là seuls les esprits mauvais semblaient avoir compris. Mais la profession de Pierre ne va pas encore bien loin. Lorsque Jésus explique ce que tout cela veut dire, tout ce que doit souffrir « le Fils de l’homme », voilà que Pierre le prend à part et se met « à lui faire de vifs reproches. »La réaction de Jésus est très forte : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Et Jésus explique alors longuement à la fois aux disciples et à la foule ce que sont ces « pensées de Dieu », une description extraordinaire sur le dessein de Dieu sur chaque homme que nous allons bientôt essayer d’approfondir.

    L’Evangile, la Bonne Nouvelle de Jésus, Fils de Dieu, prend maintenant un nouvel élan qui s’arrêtera seulement un moment,  pour mieux rebondir, à la mort de Jésus sur la croix, cette mort que Jésus commence déjà à annoncer ouvertement. C’est la révélation qui prend son essor. La vie trinitaire qui s’incarne, qui transforme tout sur son passage, qui guérit l’homme de ses infirmités, mais qui fait surtout entrer cet homme dans la dynamique justement de la Trinité. Il suffit de voir comment Jésus procède à cette nouvelle multiplication des pains. « Il ordonna à la foule de s’asseoir par terre. Puis, prenant les sept pains et rendant grâce, il les rompit et il les donnait à ses disciples pour que ceux-ci les distribuent ; et ils les distribuèrent à la foule. » On retrouve ici toujours le même mouvement trinitaire qui part du Père auprès duquel Jésus « rend grâce », c’est-à-dire que Jésus ne fait rien sans la bénédiction du Père dans l’Esprit. Le miracle n’est autre que cette vie d’accueil et de donation entre les Trois qui s’écoule maintenant sur l’humanité, qui s’élargit jusqu’à l’homme et qui entraine l’homme avec elle. Jésus donne les pains aux disciples pour qu’ils les distribuent à leur tour à la foule. C’est cela la vocation trinitaire de l’homme : accueillir de tout son cœur le don divin, en rendant grâce, et aussitôt en faire profiter son frère pour que celui-ci en fasse profiter à son tour un autre prochain : la dynamique de l’amour infini et éternel qui ne peut cesser que dans la liberté de la faiblesse de l’homme qui décide à un certain moment de ne plus suivre ce courant divin, mais qui peut tout de suite s’y remettre avec la même liberté. Dieu est là, qui donne et qui attend, toujours prêt et toujours discret, nous laissant l’initiative de continuer ou non son œuvre et son amour.

    L’homme est donc libre d’accepter ou de refuser ce message et cet amour. Et les pharisiens ont vraiment décidé de le refuser. Ils lui parlent maintenant directement. Ils sont en train de le chercher, ils surviennent à tout moment pour le déranger « pour le mettre à l’épreuve ». Jésus ne s’attarde pas avec eux, cette fois-ci. Il ne veut pas provoquer tout de suite les pharisiens outre mesure, car son heure n’est pas encore venue. Il reste donc encore assez prudent, même s’il refuse lui aussi de leur donner un signe. Il ne s’attarde pas avec eux, mais il est important de se rendre compte que, désormais, les pharisiens seront toujours là, comme un arrière-fond de la vie de Jésus, sa condamnation à mort qui n’attend que le bon moment pour se déclarer et s’exécuter. Comment Jésus devait-il vivre cela, lui qui comprenait tout ?

    Il est impressionnant de voir ensuite que les disciples n’ont pratiquement encore rien compris. Et c’est là une constante de l’Evangile de Marc, cet Evangile qui n’est autre que l’émanation des plus proches amis de Pierre. Pierre qui a donc recommandé d’écrire pour la postérité combien les apôtres, et lui le premier, étaient lents à ouvrir leurs yeux, leur esprit et leur cœur. Les miracles de Jésus non seulement n’aident pas encore les apôtres à saisir le message, mais on dirait qu’ils sont tellement forts, tellement inouïs que les pauvres disciples sont plus choqués ou abattus qu’émerveillés et reconnaissants. Quelle patience devait être celle de Jésus ! Cela nous encourage au fond, si l’on pense à la patience qu’il doit avoir avec nous encore aujourd’hui… « Vous ne voyez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur aveuglé ? Vous avez des yeux et vous ne regardez pas, vous avez des oreilles et vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ?... Vous ne comprenez pas encore ? »

    Et malgré cela, quelques pas plus loin, après le nouveau miracle de la guérison de l’aveugle, peut-être un peu moins impressionnant celui-là que la multiplication des pains, Jésus tente encore une fois de voir si les disciples vont finalement comprendre quelque chose : « Chemin faisant, il les interrogeait : ‘Pour les gens, qui suis-je ?’ Ils lui répondirent :’ Jean-Baptiste ; pour d’autres Elie ; pour d’autres un des prophètes.’ Il les interrogeait de nouveau : ‘Et vous, que dites-vous ? Pour vous qui suis-je ?’ Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie’ ». Ça y est, le message est arrivé ! Quel soulagement cela doit être pour Jésus, même si c’est un soulagement de bien courte durée puisque, comme nous l'avons vu un peu plus haut, Pierre va montrer tout de suite qu’il n’a compris que le début du message et non pas le tout en profondeur. Mais c’est extraordinaire de voir cette patience de Jésus avec nous, et sa méthode discrète de commencer par interroger, par attirer l’attention, par nous aider à exprimer les choses de nous-mêmes plutôt que de nous les imposer, si l’on peut dire, du dehors. (Même si Jésus ne parle en fait jamais du dehors !)

    Il ne suffit donc pas, pour suivre le Christ, de reconnaître qu’il est le Fils de Dieu, le Messie, il faut aussi entrer dans le cœur de sa vie et de son message et c’est là que les choses deviennent à la fois encore plus passionnantes mais aussi beaucoup plus difficiles. « Pour la première fois, il leur enseigna qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué et que, trois jours après, il ressuscite. » On peut  comprendre les reproches de Pierre qui a tout de même la délicatesse de prendre Jésus à part pour lui dire ce qu’il pense. Comment pouvait-il imaginer un seul instant que l’envoyé du Dieu tout puissant (il ne saisit évidemment pas encore que cet envoyé est aussi Dieu lui-même) doive souffrir et même être tué, puis ressusciter ? Mettons-nous à la place des disciples. La résurrection elle-même ne va pas tout leur faire comprendre : il y faudra l’intervention directe de l’Esprit Saint à la Pentecôte pour que tout soit clair. Nous sommes souvent comme cet aveugle guéri qui commence à voir les gens comme des « arbres » qui marchent, puis, après une nouvelle intervention de Dieu, se met « à voir normalement ».

    Jésus a donc vertement réprimandé Pierre, en présence des autres disciples, et maintenant voilà qu’il commence à s’expliquer pour la première fois sur le vrai sens de son message, en présence même de la foule (car les disciples ne sont qu’un passage, une médiation, c’est bien toute l’humanité que Dieu veut guérir). Révolution totale évidemment pour la mentalité humaine, telle qu’elle avait mûri jusque-là, mais révolution toujours valable pour l’humanité d’aujourd’hui qui continue si facilement à perdre le fil : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Evangile la sauvera. Quel avantage un homme a-t-il à gagner le monde entier en le payant de sa vie ? Quelle somme pourrait-il verser en échange de sa vie ? » Ces mots parlent d’eux-mêmes, même s’il est vrai qu’on se demande souvent comment les mettre en pratique dans la vie quotidienne. Mais il ne s’agit pas d’imiter ici des comportements ou des attitudes extérieures, il s’agit encore une fois d’entrer dans la logique de l’amour trinitaire où chacun des Trois ne vit que pour les deux autres, n’est jamais centré sur lui-même, mais « est » simplement là à accueillir l’autre et à se donner à lui dans la réciprocité. Tout mouvement d’arrêt dans cette dynamique éternellement féconde vient simplement gâcher la Vie de Dieu en nous et dans les autres. Le seul problème est que renoncer à soi-même sur cette terre veut dire souffrir et sentir le poids de la croix que nous étreignons, tandis qu’au paradis ce ne sera plus que jouissance et reconnaissance éternelles et sans cesse renouvelées, sans plus de possibilité de s’arrêter. Sur la terre, nous avons toujours la liberté, et la responsabilité, de nous arrêter, de ne plus marcher pour un moment à la suite de Jésus. Heureusement qu’il nous aime et qu’il nous a déjà tout pardonné. Ce n’est pas si tragique que cela au fond. Remercions ce Dieu qui a été tellement vrai avec nous, qui ne nous a rien caché de la vérité. Il nous a traités comme des personnes mûres même si nous ne l’étions pas encore vraiment : quelle confiance tout de même et quel amour infini, sans limites !

    Mais pour finir notre commentaire du chapitre 8 de Marc, je voudrais m’arrêter sur une considération assez surprenante : la place énorme de la négation et du refus dans notre Evangile. On ne va pas s’attarder beaucoup sur les négations normales de la vie de tous les jours qui sont déjà bien nombreuses : « Ils n’avaient pas de quoi manger. » « Ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans la barque. » « Vous ne voyez-pas ? Vous ne comprenez pas encore ? … vous ne regardez pas… vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ? » « Vous ne comprenez pas encore ? » Les négations sont souvent seulement la constatation des difficultés normales de la vie courante. Il faut reconnaître qu’elles sont déjà ici assez fortes.

    Mais venons-en au refus lui-même. Refuser est le dernier verbe de notre « vision des quatre verbes » qui illumine depuis le début notre recherche. Revenons-y un instant : « être », « accueillir », « donner » ou « se donner » et « refuser ». Les premiers verbes se comprennent très bien, dans cette logique de la vie trinitaire que nous venons à peine de rappeler. Mais pourquoi « refuser » ? Nous avons déjà dit une première fois que c’est d’abord un signe de la liberté et de la responsabilité de l’homme, qui n’est pas obligé de suivre Dieu comme une marionnette, mais qui a la possibilité de le refuser librement. Mais cette réalité va nous apparaître maintenant plus importante encore. D’abord, on doit sans cesse se rendre à l’évidence que nous sommes bien sur cette terre, nous ne sommes pas encore au paradis. Nous sommes entourés d’ « esprits  mauvais »  qui ne veulent pas suivre Dieu. Et bien des hommes les suivent malheureusement, et parfois même ceux qui devraient nous donner l’exemple, comme les pharisiens.

    Alors Jésus va d’abord nous montrer que, pour le suivre, il faut d’abord être conscient de ce mal qui s’introduit partout et le refuser. « Amen, je vous le déclare : aucun signe ne sera donné à cette génération. » C’est que Jésus doit faire face à tous ces gens qui veulent « le mettre à l’épreuve », qui vont le faire « souffrir », le « rejeter » et finalement le « tuer » (refus suprême et définitif). Et Jésus doit à son tour refuser toute cette confusion qui gagne même l’esprit des apôtres : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » La vie avec le Christ ne sera donc pas une promenade tranquille, mais une véritable bataille, où l’on devra « renoncer » à soi-même (autre forme de refus), prendre sa croix (le signe le plus horrible du refus du monde !) et être prêt à perdre sa vie (à la refuser) pour Jésus et l’Evangile. Sinon ce serait finalement perdre sa vie pour toujours et ne même plus pouvoir la racheter. Refuser est plus fort qu’une négation. On peut ne pas faire quelque chose simplement par oubli ou inattention, tandis que refuser, c’est dire non délibérément et souvent de manière définitive. Il y a là évidemment un choix sérieux à faire.

    Notre chapitre finit même par une sorte de menace divine : « Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles dans cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les anges. » Menace réelle à prendre au sérieux ? Franchement je n’arrive pas à y croire. C’est plutôt sans doute la pédagogie d’un Dieu qui a peur pour nous et qui veut nous faire comprendre la gravité de nos bêtises, comme on fait peur à un enfant de quatre ans pour qu’il n’aille pas prendre une décharge électrique ou se jeter sous les roues d’une voiture en traversant la rue. Non, Jésus n’a jamais eu honte de nous et il n’aura jamais honte. Sinon il ne serait pas mort pour nous sur la croix : il n’a même pas eu honte de porter sur lui, par amour pour nous, la pire des ignominies ! Mais certainement nous le faisons souffrir chaque fois que nous nous détournons de lui et surtout nous nous faisons souffrir nous-mêmes et c’est cela qu’il essaye d’éviter par tous les moyens. Et c’est bien pour cela que son amour sait tour à tour, nous « accueillir, « se donner » à nous, mais aussi « refuser » notre médiocrité et notre inconscience. Quelle grandeur et quelle imagination toujours nouvelle de cet amour divin !

     

     

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    Perles de la Parole

     

    « Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ? » (8,12)

    Pourquoi Jésus s’indigne-t-il que cette génération, celle des pharisiens et des scribes de l’époque, demande un signe ? N’est-ce pas lui qui nous a dit un jour : « Demandez et vous obtiendrez. » ? Oui, bien sûr, mais ici c’est complètement différent. Jésus est venu tout donner à l’humanité. Il n’est pas encore à la fin de sa mission, il n’a pas encore donné sa vie jusqu’au bout sur la croix, mais il donne déjà tout, son temps, ses forces, son attention, son amour, sa puissance de guérison, sa sagesse, ses conseils, la vie du ciel qu’il porte en lui, mais ces scribes et ces pharisiens ne veulent rien voir. Ils font comme si Jésus n’avait rien fait. Comme si, à la fin d’un repas somptueux où la maîtresse de maison a mis tout son temps, ses forces et son amour, on lui demandait : « J’ai faim, tu n’aurais pas quelque chose à me mettre sous la dent ? », comme si tout le repas abondant n’avait servi à rien. Jésus nous apporte Dieu servi sur un plateau, sans que nous ayons presque à faire d’efforts pour le recevoir et bénéficier de son action et voilà qu’on lui demande encore un signe du ciel. On se moque de lui. Ou bien ces scribes et ces pharisiens sont tellement aveuglés qu’ils ne comprennent rien.

    Mais laissons de côté maintenant ces scribes et ces pharisiens et rappelons-nous que l’Evangile s’adresse à nous aujourd’hui. Combien de fois nous nous plaignons de notre vie, sans même penser à remercier Dieu de nous l’avoir donnée. Combien de fois nous perdons l’espoir ou la patience, aveuglés par nos petits ou grands problèmes quotidiens qui nous empêchent de voir la réalité. Et la réalité c’est que Dieu nous a tout donné et qu’il est là à nos côtés. Que voudrions-nous de plus encore ? Combien de fois nous prions pour obtenir des bienfaits et des miracles qui nous ont déjà été accordés mais que nous n’avons même pas su voir, pour des grâces qui nous sont tombées dessus sans même que nous nous en apercevions. Dieu est là et il ne nous abandonnera jamais, mais il demande quand même un peu plus attention à sa présence, avant de lui demander encore et encore une foule de miracles qu’il a déjà faits pour nous depuis longtemps et qu’il continue à faire. Ne sommes-nous pas encore debout et en vie ? C’est vrai que dans cette vie il y a aussi beaucoup de souffrances, mais voudrions-nous avoir le fruit de la souffrance sans passer par elle ? Voudrions-nous être traités encore mieux que Jésus lui-même ? Nous rêvons peut-être parfois comme de petits enfants gâtés, alors qu’en prenant la vie comme Dieu nous la donne, mais avec responsabilité, nous aurions déjà beaucoup de réponses à nos petits problèmes et nous commencerions à nous occuper plus sérieusement des problèmes des autres, des problèmes de cette humanité qui souffre autour de nous, et nous aurions beaucoup moins de questions pour nous-mêmes…

     

    « Vous ne voyez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur aveuglé ? Vous avez des yeux et vous ne regardez pas, vous avez des oreilles et vous n’écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ? » (8,17-18)

    C’est à peine croyable : que les scribes et les pharisiens ne comprennent rien, c’est assez logique, mais les apôtres alors, ceux que Jésus a choisis pour sa mission, ceux qui ont déjà fait tout un cheminement avec lui et qui ont été témoins de ses actions et de ses paroles ? Ils n’ont encore rien compris ? Evidemment Jésus exagère un peu, cela fait partir de sa pédagogie divine pour secouer un peu les apôtres et les réveiller. Mais, je ne sais pas si vous avez le même sentiment, toute cette histoire me donne beaucoup de courage et me console. Si les apôtres, les élus de Dieu, n’étaient pas capables de faire mieux, pourquoi nous scandaliser de nous-mêmes ou des autres quand nous nous apercevons que nous-mêmes avons bien des difficultés à comprendre, après 2000 ans de christianisme ? Tout cela devrait nous apaiser et nous faire contempler encore plus l’amour de ce Dieu qui a décidé de descendre du ciel pour nous alors que nous étions encore presque incapables de le recevoir. Mais sans doute s’est-il dit qu’attendre encore dix mille ans ou cent mille ans ne nous aurait pas fait mûrir beaucoup plus et qu’il était donc urgent de nous sauver. Si nous sommes un tout petit peu entrés dans le cœur de Dieu, c’est cela que nous devrions faire à notre tour : nous jeter à l’eau au milieu de nos frères pour leur donner cette vie que nous avons trouvée et ne pas trop nous préoccuper de voir si on nous comprend, puisque nous-mêmes souvent n’avons pas compris grand-chose. L’essentiel est finalement d’aimer et de donner notre vie : Dieu est le seul sans doute qui comprend vraiment ce qui se passe, faisons lui confiance !

     

    « ‘Pour vous qui suis-je ?’ Pierre prend la parole et répond : ‘Tu es le Messie.’ » (8,29)

    S’il est vrai que souvent nous ne comprenons pas grand-chose, comme les apôtres, il est vrai aussi que, si nous voulons suivre Jésus, il est certaines réalités de base qui doivent être tout de même claires pour nous. La première c’est qu’avant toutes les actions, toutes les apparences, ce qui compte le plus c’est l’être de Dieu lui-même et l’être que Dieu a donné à chacun de nous. Jésus ne peut pas continuer sa mission tant que les apôtres n’ont pas compris au moins un peu qui « Il est ». Et Jésus est Dieu justement, Celui qui « est », ce Yahweh qui s’est révélé à l’homme le jour où il leur a dit son véritable nom : « Je suis Celui qui suis. » Le Messie est l’envoyé de Celui qui est, car il « est » lui-même comme Celui qui l’envoie. Cela devrait nous faire réfléchir et nous interroger tout au long de notre vie, tout au long de nos journées de travail et d’action. Tout peut être utile et important, à condition que nous n’oubliions jamais d’ « être » nous aussi et de laisser cet « être » suivre en nous son cours pour donner justement à notre travail et à notre action son véritable sens, au risque, sinon, d’être simplement comme des feuilles mortes agitées par le vent qui croient faire quelque chose car elles bougent, mais qui ont perdu pour toujours la possibilité de pouvoir ou de vouloir, de chercher ou de trouver, car elles ne sont plus branchées sur la vie de l’ « être » qui leur donne la sève pour aller de l’avant.

     

    « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (8,33)

    Jésus n’a évidemment rien contre les hommes, puisqu’il est venu donner sa vie pour eux. Ce qu’il dit ici de manière un peu provocante, c’est que les hommes qui se mettent à penser tout seuls, sans Dieu, courent le risque de se perdre complètement en chemin. Il nous faut redoubler d’attention si nous ne voulons pas tomber dans ce piège. Car on peut être rempli de bonne volonté et même d’amour pour les autres et avoir en même temps un esprit qui pense tout seul et qui pense n’importe quoi. La pensée est le dernier rempart du vieil homme en nous, disait quelqu’un. Sans que nous nous en rendions compte nous pensons à longueur de journée, nous jugeons les évènements et les personnes comme le monde le fait autour de nous. Nos pensées sont souvent de simples réactions instinctives guidées par la mode ou les apparences. Nous pensons une foule de choses dont nous aurions honte, si nous nous arrêtions à chaque instant à vérifier si véritablement c’est ainsi que nous sommes convaincus de penser. Alors que faire ? Apprendre à vivre chaque jour l’unité en nous entre le cœur, la volonté, l’esprit et l’action. Mais surtout apprendre à penser en unité avec ceux qui veulent comme nous suivre le Christ, car cela crée en nous un filtre qui nous empêche désormais d’accepter ou de redire stupidement toutes les pensées superficielles qui nous traversent l’esprit, comme Pierre l’a fait, en partant d’une bonne intention : il voulait empêcher Jésus de souffrir, mais il ne se rendait pas compte qu’il devenait ainsi un obstacle au plan de Dieu lui-même. De quoi nous convaincre d’être au moins un peu plus vigilants, sans trop nous plus nous préoccuper : la sagesse est un don de Dieu qu’il nous enverra peu à peu quand nous en aurons vraiment besoin.

     

    « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. » (8,34)

    On ne peut évidemment pas imaginer de déclaration qui aille plus à contre-courant de la mentalité ordinaire. Cette petite phrase est de la même dimension que tout le sermon des béatitudes. Elle révolutionne complètement notre vie. Elle est d’une logique qui nous échappe au départ et qu’on ne pourra comprendre qu’en la mettant en pratique. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’Evangile, c’est qu’on peut toujours essayer de le mettre en pratique et qu’on peut donc vérifier si ce que Jésus nous dit est vrai ou non. Et heureusement que nous avons devant nous des témoins de l’Evangile qui nous ont frayé le chemin et qui sont parvenus au but par cette méthode apparemment si étrange, preuve que la révolution de l’Evangile n’est pas une utopie.

    Mais je voudrais faire ici une considération à laquelle on oublie en général de penser, quand on lit cette fameuse déclaration de Jésus. Si on prenait cette phrase à la lettre, elle serait absolument impossible à vivre. Car Dieu nous demande d’un côté de nous arrêter (renoncer à soi-même) et de porter notre croix (qui devrait normalement nous écraser complètement de son poids, si c’est une vraie croix) et il nous demande de marcher à sa suite, de le suivre. Comment faire ? C’est qu’en réalité Jésus nous demande seulement de faire le premier pas vers lui, d’avoir l’intention de porter notre croix et en même temps la sienne. Mais la vérité, c’est que lui-même va porter tout de suite cette croix avec nous et nous allons la trouver soudain si légère que vraiment nous pourrons le suivre. Là est le secret de son amour. Renoncer à nous-mêmes pas pour nous arrêter de faire ou de vivre ce que nous faisons et ce que nous vivons, mais pour tout orienter vers lui. Car c’est en nous repliant sur nous-mêmes que nous risquons en fait de nous arrêter au lieu de le suivre. Et c’est en refusant notre croix que nous allons perdre notre chemin et ne plus savoir où trouver la route qui nous mène à lui.

     

    « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Evangile la sauvera. » (8,35)

    Si difficile et si simple à la fois. On dirait presque un jeu de mots. Jésus veut-il se moquer de nous ? Certainement pas. Il veut nous convaincre que le chemin pour le suivre est d’une toute autre logique que celle où le monde nous entraîne. Là aussi on sent le parfum des béatitudes. Mais si l’on comprend vraiment Jésus, si l’on entre avec lui dans cette logique de l’amour trinitaire qui nous a suivis jusqu’ici à chaque pas, alors tout s’illumine. Dieu est le premier qui se donne, qui donne sa vie, qui ne pense qu’au bien de l’autre qu’il rencontre ou qu’il crée. Le Père n’a pas le temps de penser à lui, de se replier sur lui, de vouloir se sentir important (il pourrait le faire, il est Dieu au fond !), il est entièrement pris par ce mouvement de donation réciproque où seul ce qui est important pour Lui c’est de se donner et de donner sa vie au Fils dans l’Esprit. Alors si nous voulons le suivre, nous aurions une manière meilleure que de nous mettre à faire comme Dieu, nous voudrions arrêter ce mouvement de donation réciproque pour le détourner sur nous-mêmes et je ne sais quel caprice ? Nous voudrions penser à être importants, là où Dieu lui-même pense que l’autre est important ? Là est sa grandeur et l’exemple qu’il nous demande de suivre. Il n’est certainement pas facile pour nous d’être Dieu, nous allons échouer mille fois par jour et nous relever. Mais il est là avec tout son amour pour nous aider. Alors l’important c’est d’avoir au moins les idées claires sur la direction à suivre et le reste viendra peu à peu avec l’aide de son immense miséricorde.

    « Quel avantage, en effet, un homme a-t-il à gagner le monde entier en le payant de sa vie ? Quelle somme pourrait-il verser en échange de sa vie ? » (8,36-37)

    Je ne sais pas si vous comprenez comme moi cette phrase, mais Jésus a bien dit que ma vie est plus importante que le monde entier. N’est-ce pas inouï d’entendre et de penser une chose pareille ? Dieu m’aime tellement que j’ai pour lui plus d’importance que « le monde entier ». C’est cela le dessein de Dieu sur l’homme, sur chaque homme et chaque femme de cette terre. De quoi avoir le vertige. De quoi avoir aussi tellement plus d’amour et de respect au moins pour chaque personne que nous rencontrons et qui est pour Dieu tellement importante.

     

    Le reste devient secondaire après cette première découverte. Le reste c’est la confirmation que Dieu ne sait pas posséder. On oppose parfois être et avoir. Cela peut se justifier, mais ce n’est pas complètement vrai. L’être ne nous empêche pas d’avoir. Car chaque fois que nous recevons ou accueillons les trésors que Dieu nous donne, nous les avons bien entre nos mains. Ce qui s’oppose à l’être c’est la possession. Si, au lieu de donner à mes frères avec générosité ce trésor que j’ai entre les mains et qui peut profiter à leur tour à beaucoup de gens, je me mets à le détourner sur moi-même, à le « posséder » pour moi, alors c’est le début de la fin, c’est le commencement de la guerre et de tous les malheurs du monde. Je n’ai pas à vouloir « gagner » ou « posséder » le monde entier. Le monde entier est déjà à moi, puisque c’est pour moi que Dieu l’a créé, mais il l’a créé pour que je le partage avec mes frères. Tandis que vouloir gagner et posséder ce monde entier c’est finalement le perdre et perdre ma vie en même temps : ce serait tellement dommage.


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